De Serval à Barkhane, retour sur un fiasco

« La France a imposé son agenda aux autorités maliennes »

Accueillie en libératrice en 2013, l’armée française a quitté le Mali l’été dernier au comble de l’impopularité. Que s’est-il passé ? Et que font encore les soldats français dans les pays voisins ? Entretien avec le journaliste Rémi Carayol, auteur d’un livre-enquête qui vient tout juste d’être publié, Le Mirage sahélien.
Par Slevenn

Il y a trois ans, un article de Rémi Carayol prévenait les lecteurs de CQFD  : « Au Mali, les soldats français commencent à “fatiguer” les civils. »1 À force de brutalité et de maladresse, avertissait-il, la France était en train de rater sa « conquête des cœurs » maliens. Bien vu. L’été dernier, invitée à dégager le plancher par la junte au pouvoir à Bamako, l’armée hexagonale a fini par plier bagage, sans avoir rempli sa mission initiale : résoudre le problème des groupes djihadistes armés2. Au contraire, ceux-ci ne cessent d’étendre leur influence, au point d’avoir pris le contrôle de régions entières du Burkina Faso voisin.

En novembre, Emmanuel Macron a officiellement mis fin à l’opération Barkhane. Déclenchée en 2014, celle-ci avait pris la suite de l’opération Serval, par laquelle les forces françaises étaient arrivées au Mali un an plus tôt. Mais cette fin annoncée n’a pas signé le retrait de l’armée hexagonale du Sahel, où elle dispose encore de milliers de soldats, notamment au Niger et au Tchad. Fin janvier toutefois, les militaires putschistes au pouvoir à Ouagadougou ont imité leurs homologues maliens en demandant aux troupes françaises stationnées au Burkina Faso de quitter le pays dans un délai d’un mois.

Une décennie après le déclenchement de l’opération Serval, quel bilan tirer des opérations militaires antidjihadistes de la France dans ses anciennes colonies du Sahel ? Durant toutes ces années, le journaliste indépendant Rémi Carayol3 a travaillé sur la question. Il vient de publier Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? (La Découverte, 2023). On en parle avec lui.

Dans la guerre au Sahel, où est le « mirage » qui donne son titre à ton livre ?

« Un mirage, c’est un phénomène optique qui consiste à croire qu’on voit des choses alors qu’elles n’existent pas. Cette image illustre assez bien la perception du conflit sahélien par les autorités françaises. Qu’elles soient militaires ou politiques, elles y ont vu une guerre contre le terrorisme, alors que la réalité est beaucoup plus complexe.

Au Sahel, on est en présence d’un grand nombre d’insurrections qui sont d’ordre local. Elles sont certes agglomérées dans un cadre global de djihad armé, mais elles ont toutes des ferments locaux. Cette incompréhension a été l’une des raisons de l’incapacité de l’armée française à atteindre les objectifs fixés par les responsables politiques et à jouer un rôle positif sur le terrain. »

Derrière ceux qu’on appelle « djihadistes », il y a plein de motivations différentes, qui n’ont parfois rien à voir avec la religion...

« En lui-même, le terme de “djihadistes” n’est pas dérangeant parce qu’effectivement, on parle d’hommes qui ont rejoint des groupes djihadistes. Ce qui est problématique, c’est de parler de “terroristes” – un terme qui est très relatif en fonction de qui l’emploie.

« La plupart des gens qui rejoignent ces groupes au Sahel ne le font pas pour des motifs d’ordre religieux »

Quoi qu’il en soit, plusieurs études de chercheurs et journalistes ont démontré que la plupart des gens qui rejoignent ces groupes au Sahel ne le font pas pour des motifs d’ordre religieux, parce qu’ils épouseraient complètement l’idéologie d’Al-Qaïda ou de l’État islamique. Pour certains, c’est un moyen de renverser l’ordre établi, que ce soit celui fixé par les autorités étatiques ou celui régnant au sein de leur communauté, avec des strates et des hiérarchies quasiment indépassables. Les raisons peuvent aussi être économiques : des gens qui n’ont pas forcément de travail et à qui on promet un peu d’argent rejoignent les groupes djihadistes. Il y a également des trajectoires relevant de la vengeance : certains combattants ont rejoint les rangs djihadistes parce qu’un membre de leur famille avait été tué par l’armée nationale de leur pays. »

C’est en 2013 que le président François Hollande lance l’opération Serval. Que va faire la France au Mali à ce moment-là ?

« À l’époque, le Mali est presque coupé en deux : les groupes djihadistes ont pris le contrôle des principales villes du nord du pays. En janvier 2013, ils font mouvement vers le centre du pays, et les autorités maliennes – qui sont issues d’un coup d’État – font appel à la France. Elles estiment que, pour stopper l’avancée des djihadistes, elles ont besoin du soutien de l’armée française, essentiellement dans le domaine aérien. Paris ne se fait pas prier : au sommet de l’État, on réfléchissait depuis quelque temps à intervenir militairement au Mali contre les djihadistes. L’armée avait déjà préparé des plans. »

Quand la France intervient en 2013, c’est donc effectivement à la demande du Mali. Pourtant, les autorités françaises commencent tout de suite à mentir…

« Disons qu’elles ont arrangé l’histoire pour légitimer d’autant plus leur intervention. Au début, les Maliens attendaient surtout un appui aérien, pas forcément une intervention au sol. Mais les Français se sont arrangés pour que soit mentionnée, dans la lettre “d’appel à l’aide” transmise par le président par intérim malien, la possibilité d’envoyer des troupes au sol.

À ce moment-là, il fallait légitimer l’intervention française

Ils se sont également arrangés avec la réalité quant à la menace que représentaient les djihadistes. Paris a parlé de la descente d’une “colonne djihadiste” vers la capitale. À l’évidence, les groupes armés voulaient descendre vers le centre du Mali, gagner du terrain, mais rien ne démontre qu’ils visaient Bamako, qui est située au sud du pays.

À ce moment-là, il fallait légitimer l’intervention française. Et ça a fonctionné, puisque cette opération militaire a été très peu contestée, obtenant une sorte d’unanimité. Même des pays comme l’Afrique du Sud, historiquement assez rétifs à l’influence de la France dans ses anciennes colonies, ont applaudi des deux mains. »

Baptisée « Serval », cette première opération est plutôt un succès en termes de résultats militaires comme en termes d’image. Mahamadou Issoufou, alors président du Niger, dit même qu’il s’agit de « la plus populaire de toutes les interventions françaises en Afrique »…

« Beaucoup de gens se souviennent de ces images où on voit des Maliens agitant des drapeaux bleu blanc rouge au passage des soldats français qui montent vers le nord. C’est vrai, au début, il y a eu une espèce de parenthèse enchantée où pendant deux ou trois mois, la France a été considérée comme le sauveur du Mali. Ce n’était pas complètement exagéré : cette intervention a permis de repousser très rapidement les groupes djihadistes et de libérer les villes qui étaient sous leur joug depuis quelques mois.

Chez la plupart des chefs d’État, mais aussi au sein des populations sur le continent africain, ça a été une opération assez bien vue : les gens estimaient que le Mali avait été sauvé de la menace des djihadistes, qui s’étaient quand même fait remarquer les mois précédents par leur justice très violente. Ils avaient coupé des mains à Gao, ils avaient lapidé un couple non marié à Aguelhok. Face à cet ennemi qui faisait peur à tout le monde, Serval était considérée comme une opération légitime et juste. »

François Hollande avait prévu que le séjour de l’armée française ne durerait que quelques mois. Elle est restée plus de neuf ans au Mali et, quand elle a effectivement quitté le pays à l’été 2022, elle y était devenue très impopulaire. Qu’est-ce qui s’est passé ?

« Pour une armée étrangère, une présence longue dans un pays tiers est toujours un problème. Elle finit par être considérée par une partie de la population comme étant illégitime, voire comme une force d’occupation.

Il ne faut pas oublier non plus que si le Mali est une ancienne colonie française, il a toujours été à la marge de l’influence de Paris, contrairement à la Côte d’Ivoire ou au Gabon qui sont des pays clés de la Françafrique. Vu l’histoire du pays4, il était évident qu’en restant longtemps, la cote de popularité ne ferait que baisser.

« L’armée française a été incapable de “terrasser” les groupes djihadistes. Au contraire, ils n’ont cessé de gagner du terrain »

Surtout, l’armée française a été incapable de “terrasser” les groupes djihadistes. Au contraire, ils ont repris du poil de la bête et n’ont cessé de gagner du terrain au fil des années. Et ça, pour les Maliens, mais aussi pour les Nigériens, les Burkinabés et tous les habitants de la région, c’est assez incompréhensible vu le rapport des forces très déséquilibré entre l’armée française et les groupes djihadistes.

Des gens ont même fini par se dire que ça cachait quelque chose : “Non seulement cette armée n’est pas capable de nous aider, mais est-ce qu’elle ne jouerait pas contre nous, finalement ?” Ces dernières années ont vu émerger de plus en plus de théories complotistes, prétendant que l’armée française était là pour aider les groupes djihadistes, afin de fragiliser les États dans le but de piller les ressources naturelles – je résume à gros traits. Ces théories ne sont pas fondées, mais elles sont en vogue chez beaucoup de gens. »

Au-delà des théories conspirationnistes, l’armée française a commis des fautes réelles, notamment dans le domaine des droits humains...

« À aucun moment la France ne s’est rendue coupable de massacres d’ampleur. Par contre, elle a commis un certain nombre de “bavures” : la plus connue, c’est celle de Bounti, lorsque l’armée française a bombardé une cérémonie de mariage début 2021 dans le centre du Mali. Un rapport de l’Onu l’a documenté, mais la France continue de nier, estimant que ce sont des djihadistes qui étaient réunis alors qu’il s’agissait de civils pour la plupart. En 2016, l’armée française a aussi tué un enfant de huit ans en prétextant que c’était un guetteur qui donnait des informations aux groupes djihadistes...

Et puis il y a d’autres fautes qui sont moins “spectaculaires”, mais qui me semblent tout aussi importantes. Par exemple, l’armée française a collaboré avec des groupes armés qui combattaient les groupes djihadistes et qui ont commis des exactions au moment même où elle coopérait avec eux. Elle a aussi abandonné des alliés, par exemple des informateurs qui coopéraient avec elle : plusieurs ont été menacés par les groupes djihadistes à cause de cette collaboration, puis tués sans avoir reçu la moindre protection de la part de l’armée française. »

Il y a d’autres méthodes qui posent question. Des assassinats ciblés, l’usage de drones tueurs...

« Les Français ont dressé une liste de chefs de groupes djihadistes qu’il fallait éliminer, tout simplement. Il n’était même pas question de les arrêter. On les a donc tués, soit via des frappes aériennes, soit via des opérations commandos. Les assassinats ciblés ont commencé dès 2013.

Les drones, eux, n’ont été armés que fin 2019. Le problème que posent ces drones armés, c’est qu’on peut les utiliser pour réaliser des “frappes-signatures”, qui entraînent un grand risque de bavures. Il s’agit de frappes qui ne sont pas menées contre des personnes dont on connaît l’état civil, dont on sait par exemple qu’elles sont des chefs de groupes ennemis. Elles sont menées après étude des comportements via les images des drones, quand le comportement d’un groupe d’hommes est estimé suspect. On ne sait pas qui sont ces hommes mais on considère que leur comportement ressemble à celui de djihadistes et donc on les frappe, au risque de tuer des gens n’ayant rien à voir avec le conflit. La question s’est posée : est-ce que la France a mené ce genre de frappes, comme l’ont fait les États-Unis au Pakistan ? Paris a toujours nié l’avoir fait au Mali, mais il y a plusieurs cas qui posent sérieusement question. »

Dans ton livre, tu expliques que les dirigeants français se trompent en pensant pouvoir résoudre les problèmes uniquement par l’usage de la force. Tu cites une ancienne ministre malienne, Aminata Traoré, qui estimait dès mai 2013 que « pour que le Mali retrouve son équilibre, il ne faut pas faire la guerre au djihad mais la guerre au chômage et à la misère »...

« Il y a du vrai dans cette déclaration, même si c’est un peu plus compliqué que ça. Au Sahel, on a affaire à des révoltes rurales dans lesquelles les gens prennent les armes contre un système qui les a opprimés depuis des générations, dans un contexte de grande pauvreté. Aujourd’hui, au Mali, tout le monde a compris qu’il allait falloir mener des discussions politiques avec ces groupes djihadistes, en tout cas avec certains d’entre eux, et que les réponses de fond sont d’ordre économique et social.

Certains estiment cependant qu’il faut continuer à exercer une pression militaire contre ces groupes djihadistes. Le problème, c’est que la France a toujours considéré que c’était la seule réponse, que le seul moyen d’en finir avec ces groupes était de les éradiquer. “Détruisez-les !” : voilà les termes employés par François Hollande devant les soldats français en 2013. “Détruisez-les !” : c’est la seule option qui a été celle de la France pendant toutes ces années, alors que, dès 2016-2017, au Mali notamment, des gens ont commencé à dire qu’il fallait essayer de discuter avec les djihadistes et qu’on pourrait peut-être ainsi trouver une solution politique à ce conflit. »

Est-ce pour ça que tu dis dans le livre que la présence française a sans doute retardé l’éclosion d’autres solutions ?

« Exactement. La France a longtemps joué un rôle démesuré. Elle a imposé son agenda aux autorités maliennes parce qu’elle avait jusqu’à cinq milliers de soldats engagés sur le terrain. Forcément, ça donne une forme de légitimité, sur le mode : “Nos hommes sont venus se battre et certains perdent même la vie chez vous. Donc on a notre mot à dire sur la stratégie que vous employez.”

« Lorsque des notables, des responsables religieux ou communautaires ont exprimé le vœu d’entamer des discussions avec les djihadistes, la France a opposé son veto »

À plusieurs reprises, lorsque des notables, des responsables religieux ou communautaires, au cours d’assises nationales, ont exprimé le vœu d’entamer des discussions avec les djihadistes, la France a opposé son veto : “Hors de question. Nos soldats se battent contre ces hommes, on ne va pas discuter avec eux.” Il y a même eu plusieurs épisodes où des opportunités de discussion ont été torpillées, parce que la France a mené pile à ce moment-là des opérations contre les groupes djihadistes, par exemple en ciblant des chefs. Résultat : elle a empêché toute forme de dialogue. À mon sens, c’est un des principaux effets néfastes de la présence militaire française dans cette zone. »

Le 15 août dernier, l’armée française a complètement quitté le Mali. Qu’est-ce qui l’a amenée à partir ?

« Elle y a été plus ou moins contrainte. En août 2020, le président Ibrahim Boubacar Keïta, qui était plus ou moins inféodé au pouvoir français, a été démis par un coup d’État. Au début, les militaires qui ont pris le pouvoir étaient assez bien vus par Paris. Mais la brouille n’a pas tardé, notamment parce que ces militaires voulaient s’éterniser au pouvoir. Il y a eu une rupture diplomatique et ils ont fini par demander aux soldats français de quitter le territoire malien, ce que ces derniers ont bien été obligés de faire.

En vérité, ça a bien arrangé les responsables politiques français, parce que ça faisait un moment qu’ils envisageaient de quitter le Mali, sans trouver de porte de sortie à cette guerre qu’ils avaient comprise ingagnable. Emmanuel Macron n’était donc pas mécontent de voir les soldats français partir du pays, même s’ils sont toujours dans la région par ailleurs. »

Justement, la France a quitté le Mali, mais elle reste présente au Sahel. Pour quoi faire ?

« C’est la bonne question : pour quoi faire ? Les responsables politiques sont toujours dans leur logique de guerre contre le terrorisme, donc ils estiment que les soldats français doivent encore jouer un rôle majeur dans cette région pour éradiquer les groupes djihadistes. On a encore plus de mille hommes au Niger, presque autant au Tchad, tandis que les bases historiques sont maintenues au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Signalons aussi, pour quelques semaines encore, la base des forces spéciales de Ouagadougou, au Burkina Faso. Et puis Paris veut développer sa coopération militaire avec d’autres États, notamment du golfe de Guinée, qui sont aujourd’hui de plus en plus menacés par les groupes djihadistes.

En fait, la France veut continuer à jouer un rôle majeur dans cette guerre qu’elle qualifie d’antiterroriste. Il est donc hors de question pour elle de quitter cette zone, alors que le contexte devrait mener les responsables politiques à s’interroger, puisque son image est fortement dégradée dans de nombreux pays. Beaucoup de gens demandent le départ des troupes françaises, qui n’ont jamais quitté la région depuis les indépendances. Elles ont toujours été là. C’est un des gros griefs contre la Françafrique. C’en est d’ailleurs une composante majeure, puisque c’est un moyen pour la France de peser considérablement sur le destin de ces pays. »

Dans quel état la France a-t-elle laissé le Mali ?

« Dans un piteux état. Mais elle n’est pas la seule responsable : les responsables politiques locaux ont aussi leur part de responsabilité, et elle est grande. Aujourd’hui, l’État malien ne contrôle qu’une petite partie du pays. Toutes les zones rurales du nord et du centre lui échappent, désormais c’est même le cas de certaines zones du sud. Sur le plan sécuritaire, c’est catastrophique. Des exactions sont aussi commises régulièrement par l’armée malienne, par des milices et aussi par Wagner, la société de mercenaires russes proche du Kremlin qui, d’une certaine manière, a pris la relève de la France en termes de coopération militaire5.

La situation politique est également très compliquée puisque la junte au pouvoir semble vouloir s’y éterniser. Elle a très clairement pris la forme d’une dictature. Beaucoup de journalistes aujourd’hui se taisent, tandis que des défenseurs des droits humains ont quitté le pays parce que la critique n’est plus autorisée. »

Désormais, c’est la Russie qui a pris la place de la France comme premier partenaire stratégique du Mali. Quelles sont les implications de cette évolution ?

« Du point de vue des dirigeants français, c’est un problème parce que la France perd un pays de son “pré carré” – elle risque d’ailleurs bien d’en perdre un deuxième puisque le Burkina Faso a tendance à se rapprocher lui aussi de la Russie.

Mais c’est également un problème pour les civils au Mali. Il ne faut pas réécrire le passé : à l’époque où l’armée française était sur place, l’armée malienne et divers groupes armés commettaient déjà des exactions contre des civils. Mais l’arrivée des hommes de Wagner a accru ce genre d’exactions. Sur ce point-là, c’est donc une catastrophe.

Ensuite, c’est une question diplomatique. La Russie ne fait pas ça pour rien : elle cherche des soutiens à l’international, notamment dans le cadre de la guerre qu’elle mène en Ukraine, suivant la logique impérialiste de Vladimir Poutine. Si la France a toujours voulu conserver son influence sur ses anciennes colonies, c’est en partie pour la même raison que la Russie aujourd’hui : avoir du poids à l’Onu. »

On parlait tout à l’heure de théories du complot. Régulièrement, la Russie est soupçonnée d’en alimenter. En réponse, le Quai d’Orsay a décrété qu’il allait se lancer lui aussi dans une guerre informationnelle. Qui en sera la victime ?

« C’est trop tôt pour le dire. En tout cas, c’est une erreur de la part de la France de vouloir se lancer dans cette guerre. D’abord parce qu’elle l’a déjà perdue : au sein des opinions publiques en Afrique de l’Ouest, son image est considérablement dégradée. Ensuite parce que, dans cette guerre de l’information, il va falloir employer des méthodes bien dégueulasses – et j’ai l’impression qu’en la matière les Russes seront forcément meilleurs que les Français, qui auront toujours des réticences sur certains aspects alors que les “nouveaux venus” n’en ont aucune.

« Beaucoup de responsables français pensent que si l’image de la France est dégradée, c’est uniquement à cause de la propagande russe. C’est faux »

Surtout, la grave erreur que commettent beaucoup de responsables français, c’est de penser que si l’image de la France est dégradée, c’est uniquement à cause de la propagande russe. C’est faux. Oui, cette propagande rajoute de l’huile sur le feu, mais le feu couvait auparavant. L’image de la France était déjà mauvaise pour tout un tas de raisons. Certaines sont en lien avec la guerre contre les djihadistes, mais d’autres sont plus profondes, historiques, liées à la forme de décolonisation qui a été menée dans les anciennes colonies françaises.

Finalement, cette erreur d’analyse – croire que tout est de la faute des Russes – pousse les responsables français à continuer de s’engager dans cette guerre au Sahel alors qu’ils ont perdu tout crédit auprès d’une partie des populations des pays concernés. Tant qu’ils n’auront pas compris ça, ils ne pourront que commettre des erreurs. En voulant “reconquérir les cœurs et les esprits” des Sahéliens, ils vont finir par les perdre définitivement. »

Propos recueillis par Clair Rivière
Par Slevenn

1 CQFD n°185 (mars 2020).

2 Un problème apparu au lendemain de la chute du dictateur libyen Mouammar Kadhafi, provoquée par l’intervention militaire franco-britannique de 2011, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

3 Il est également coanimateur du très recommandé site d’informations Afrique XXI, qui vient d’ailleurs de lancer une campagne de soutien.

4 Illustration de cette trajectoire différente : de 1962 à 1984, le Mali a mis en place sa propre monnaie, contrairement à la plupart de ses voisins qui n’ont jamais cessé d’utiliser le franc CFA.

5 Wagner est aujourd’hui solidement implantée au Mali et en Centrafrique, où elle se finance par l’exploitation de ressources naturelles. Sa présence au Burkina Faso n’est pas encore confirmée.

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CQFD n°217 (février 2023)

Alors que le mouvement contre la (énième) réforme des retraites s’intensifie, nous ouvrons ce numéro de février par analyse et témoignages... en attendant la grève générale ? Ce n’est pas sans rapport, vu la répression brutale qui a répondu aux dernières grandes mobilisations populaires (loi Travail, Gilets jaunes...) : notre dossier du mois est consacré aux luttes qui défliquent. Huit pages en mode ACAB pour mettre en lumière celles et ceux qui réfléchissent et agissent pour un monde sans police. On revient également, via un long entretien avec le journaliste Rémi Carayol sur le fiasco de la présence militaire française au Sahel. On parle de murs à abattre. Mais ce n’est pas tout... Demandez le programme !

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