Portes de la perception

J’ai mangé des psilos avec Artaud et Michaux

Drôle d’endroit pour une rencontre. Dans un vallon du Vercors, deux poètes échangent sur leurs usages des drogues. Nous étions là. L’affaire est étonnante : tous deux sont morts, respectivement en 1948 et 1984. Hallucination, dites-vous ?
Illustration de Toto

Au Panthéon des littératures stupéfiantes, Antonin Artaud et Henri Michaux occupent une place de choix : des drogues, ils en ont consommé, mais dans des conditions diverses et avec des motivations propres à chacun. Funambule supplicié sur un fil fragile entre « folie » et lucidité tragique, Artaud en avait besoin pour « équilibrer ce qui tombe, réunir ce qui est séparé, recomposer ce qui est détruit ». Ni volupté ni hédonisme dans sa consommation, mais l’impérieuse nécessité de soulager une souffrance. Opium, laudanum, cocaïne, peyotl viennent alors à la rescousse… Chez Michaux, tout est affaire de voyages et d’expériences. « Je suis plutôt du type buveur d’eau, confessait-il. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s’abstenir. Surtout s’abstenir. La fatigue est ma drogue, si l’on veut savoir. » Aussi arpenta-t-il les territoires du chanvre, de l’éther, de la mescaline et du LSD comme il l’avait fait de l’Équateur ou de son pays imaginaire, la Grande Garabagne : plume en main, il en ramena des écrits et des dessins, comme autant de cairns sur son chemin dans « l’infini turbulent ».

Bien que contemporains, ils ne se sont pas fréquentés mais se lisaient mutuellement, et assurément se « comprenaient », frères de sang sur le front de l’angoisse qui baratte les nerfs, des manques et des vides qu’il faut combler. « Je suis né troué », avouait Michaux ; « Je ne suis pas au monde, [j’ai] une inapplication à la vie », soufflait Artaud. Ainsi auraient-ils pu se parler et ce singulier dialogue imaginaire est devenu réalité à la faveur de circonstances plutôt floues et dont la véracité est de l’étoffe dont sont faits les rêves. Mais dans un dossier sur les drogues, il ne semble pas inopportun de rapporter fidèlement toutes les expériences vécues dans le temps de sa conception.

On m’a donc vu dans le Vercors, une après-midi ensoleillée qui suivait quelques jours de pluie, soit la conjoncture idéale pour la cueillette des psilocybes, discrets champignons pointant leurs délicats chapeaux coniques à fleur de bouses de vache. Il est d’usage de les faire sécher (mais pas trop) et de les déguster l’hiver au coin du feu en bonne compagnie ; si on est un peu con, on peut aussi les croquer illico, in situ, et advienne que pourra.

On m’a donc vu dans le Vercors.

Il en fut ainsi : les effets psychotropes ne tardèrent pas à se manifester et m’obligèrent à me poser sur un tronc fraîchement abattu à l’orée d’une jolie clairière. Elle était vraiment très jolie ; jolie comme jamais clairière ne fut, avec ses volutes de brumes, son herbe phosphorescente, ses libellules lumineuses, ses gentianes chantantes sous un vent fluet…Voilà, j’étais en pleine montée… J’ai fermé les yeux et inspiré profondément. Lorsque je les ai rouverts, je n’étais plus seul : face à moi, deux figures familières, assises chacune sur sa pierre. Leurs écrits m’accompagnent depuis longtemps : Artaud le Mômo et Michaux, Monsieur Plume. Ils m’ont permis de mettre des mots sur mes maux et puisqu’on était là, je les ai remerciés. Comme ils lorgnaient tous deux sur la poignée de champignons dans ma paume, je leur en ai offert, et ils se sont mis à parler. Leurs paroles, j’en certifie l’authenticité, ce sont les leurs, ouvrez leurs livres et vérifiez, tout y est.

Artaud : «  Un homme se possède par éclaircies, et même quand il se possède, il ne s’atteint pas tout à fait. Se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel. »

Michaux : « Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine mais il y souffle un vent terrible, dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance, et ce n’est qu’un vent, un vide. J’ai sept ou huit sens. Un d’eux : celui du manque. »

Il glisse un champignon dans sa bouche et poursuit : « Une drogue, plutôt qu’une chose, c’est quelqu’un. Le problème est donc la cohabitation. Ou s’aimer (jouer ensemble, s’unir ou aussi se renforcer, s’exalter) ou bien s’opposer (se combattre, se bouder, mettre l’autre en échec, se replier). »

Artaud (dans un cri) : « Mais Antonin Artaud n’a pas besoin de problème, il est déjà assez emmerdé par sa propre pensée, et entre autres faits de s’être rencontré en lui-même !  »

Il se lève, saisit une branche morte, frappe furieusement le sol et se lance : « Monsieur le législateur de la loi de 1916, agrémenté du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con […]. Il y aura toujours des toxicomanes par vice de forme, par passion ; les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu’on leur foute la paix. Il y a un mal contre lequel l’opium est souverain et ce mal s’appelle l’Angoisse. L’Angoisse qui fait les fous. L’Angoisse qui fait les suicidés. L’Angoisse qui fait les damnés. L’Angoisse que la médecine ne connaît pas. L’Angoisse que votre docteur n’entend pas. L’Angoisse qui lèse la vie. L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.  »1

Michaux le regarde se rasseoir et opine : « Le solitaire sera éclaboussé par tous. Tristesse du réveil ! Il s’agit de redescendre, de s’humilier. L’homme retrouve sa défaite : le quotidien. Toute drogue modifie vos appuis. Une vaste redistribution de la sensibilité se fait. Ce n’est plus à vous que vous aboutissez, et la réalité, les objets même, cessent d’opposer une résistance sérieuse. Des abandons apparaissent, de petits (la drogue vous chatouille d’abandons), de grands aussi. Certains s’y plaisent. »

Artaud : « Il faut connaître le vrai néant effilé, le néant qui n’a plus d’organe. Le néant de l’opium a en lui comme la forme d’un front qui pense, qui a situé la place du trou noir. »

Michaux : « L’opium reste dans mes veines. Il y met contentement, satisfaction. Bien, mais qu’ai-je à faire de cela ? Ça m’embarrasse. Et mes nerfs étouffés, qu’est-ce qui me reste ? La mescaline, c’est entrer dans une zone de chocs. On a un désir. Aussitôt après, plus de désir. Puis de nouveau désir, violent, occupant tout le champ […]. Idées nettes passant comme des comètes. »

Artaud : « J’ai pris du peyotl au Mexique dans la montagne chez les Tarahumaras, j’ai pensé alors à ce moment-là vivre les trois jours les plus heureux de mon existence. J’avais cessé de m’ennuyer, de chercher à ma vie une raison et j’avais cessé d’avoir à porter mon corps. »

Dans ces dernières paroles, un mot m’interpella : « heureux ». C’était la seule occurrence de ce mot de toute son œuvre, je lui dis et il poursuivit en se levant : « J’inventais la vie, c’était ma fonction et ma raison d’être et je m’ennuyais quand je n’avais plus d’imagination et le peyotl m’en donnait.  »
Son visage se crispa, il tourna les talons et disparut comme un fantôme dans le bois proche.

La voix de Michaux tonna : « La psilocybine supprime le sentiment aventureux, elle coupe de l’avenir, elle supprime la disposition féline à faire face aussitôt à tout ce qui peut venir à l’improviste. Elle élimine le chasseur en l’homme, l’ambitieux en l’homme, le chat en l’homme. Elle démobilise.  »
Puis il disparut à son tour.

Je suis resté un instant pensif dans ce vallon. Pour le chasseur et l’ambitieux, j’étais content ; pour le chat, un peu moins. Il me restait deux champignons, je n’en ai porté qu’un seul à ma bouche. Demain, j’arrête.

Frédéric Peylet

Les citations d’Antonin Artaud sont extraites de Correspondance avec Jacques Rivière (1924), L’Ombilic des limbes (1925) et de Les Tarahumaras (1945). Celles d’Henri Michaux proviennent d’Ecuador (1929), Lointain intérieur (1938), L’Infini turbulent (1957), Connaissance par les gouffres (1961), Misérable miracle (1972) et Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions (1982). Toutes leurs oeuvres sont publiées aux éditions Gallimard, la plupart en poche.


1 La loi qu’évoque Artaud est la première à instaurer la criminalisation du commerce des stupéfiants, en rendant notamment illicite et passible de poursuites l’établissement, par des médecins, d’ordonnances frauduleuses pour une nouvelle catégorie de produits dont l’opium, la morphine, l’héroïne et la cocaïne (voir Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les Paradis perdus, Presses universitaires de Rennes, 2009).

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CQFD n°211 (juillet-août 2022)

Dans ce numéro d’été à visage psychotropé, un long et pimpant dossier « Schnouf qui peut » qui se plonge dans nos addictions, leurs élans et leurs impasses. Mais aussi : un reportage sur la Bretagne sous le joug d’une gentrification retorse, une analyse du quotidien de sans-papiers vivant « sous la menace », le récit d’une belle occupation d’usine à Florence, des jeux d’été bien achalandés, des cuites d’enfer, la dernière chronique « Je vous écris de l’Ehpad », des champignons magiques gobés avec des écrivains...

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