Entretien avec Jonas Pardo

« Reconnaître l’existence de l’antisémitisme »

Suite de la double-page consacrée à l’antisémitisme, avec l’entretien que nous a accordé Jonas Pardo, qui a notamment fondé un atelier de formation à cette question cruciale.

Jonas Pardo a créé en 2022 un atelier de formation à l’antisémitisme au programme ambitieux1. Le pari : combattre l’antisémitisme chez ceux qui se croient les plus exempts de ce biais-là, à grand renfort de pédagogie. Ce qui demande du tact et un certain courage : les réactions de défense sont parfois violentes. En octobre paraîtra aux éditions du Commun son Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme, cosigné avec Samuel Delor.

Peux-tu revenir sur les origines de ta démarche ?

« En janvier 2015, au moment de l’attentat au supermarché Hyper Cacher de la porte de Vincennes, je suis très lié à la lutte contre l’aéroport à Notre-Dame-des Landes. Je m’aperçois rapidement que, pour mes camarades, la tuerie antisémite est un non-sujet. Tout le monde s’en fiche – voire exprime de la compassion envers les tueurs, sur le mode : “On comprend le geste, au vu de ce qu’Israël fait aux Palestiniens.” On était plusieurs personnes juives ou non juives à faire le même constat du désintérêt de la lutte contre l’antisémitisme dans les milieux de luttes et c’est les autrices du texte “Pour une approche matérialiste de la question raciale”, paru dans la revue Vacarme, qui nous ont réunis pour penser la question de l’antisémitisme à gauche. »

Qu’est-ce qui caractérise l’antisémitisme à gauche, celle-ci étant entendue au sens large ?

« D’une part, une tendance à personnifier la critique du pouvoir et de l’économie, le capitalisme n’étant plus vu comme un système social mais comme le résultat de l’action de personnes malveillantes. C’est ainsi qu’on a vu le nom de Rothschild agité pendant les Gilets jaunes ou les manifestations contre le passe sanitaire. Cela s’exprime parfois de façon plus subtile car, depuis la Shoah, et au contraire d’autres racismes, l’antisémitisme est aujourd’hui disqualifié socialement, et doit donc adopter des formes cryptées. La critique du capitalisme financier, mondialiste, internationaliste, par opposition à un bon capitalisme qui serait industriel, productif, national, etc., en est un exemple. Or le capitalisme est un ensemble, ces deux aspects sont indissociables.

Le deuxième aspect est lié au conflit en Israël/Palestine, où la gauche a souvent du mal à faire la différence entre une critique du fait politique israélien, fondée sur des faits établis dans des termes précis, et la dénonciation d’une entité politique diabolique, conjuguant motifs antisémites historiques et fake news. »

Ce qui nous renvoie à cette confusion qui règne, dans le débat public, entre antisémitisme et antisionisme…

« La gauche diabolise le sionisme2. Or aujourd’hui, quand un juif se dit sioniste, ce n’est pas une couleur politique : ça veut seulement dire qu’il considère que les juifs ont droit à un État, avec tous les débats que ça suppose sur la forme que doit prendre cet État. Quand des juifs sionistes entendent le mot “antisionisme”, ce qu’ils comprennent, souvent, c’est qu’on refuse aux juifs d’habiter où que ce soit sur terre.
L’antisionisme est tout aussi divers. Refuser l’existence d’un État juif peut recouvrir des significations différentes. Pour des antisémites à la Dieudonné, par exemple, les juifs n’ont leur place nulle part. Mais il y a aussi des partisans d’un seul État en Palestine. Ce qui recouvre encore des options variées, selon qu’on se place du côté des suprémacistes juifs ou des jihadistes, en faveur d’un État unique où l’autre peuple serait discriminé ou expulsé, ou d’un État binational.
En fait, “sionisme” et “antisionisme” sont des mots inadaptés pour parler de l’antisémitisme en France. On peut être antisioniste mais pas antisémite, antisioniste comme cache-sexe de l’antisémitisme, mais aussi sioniste et antisémite, comme l’extrême droite française. C’est flagrant aux États-Unis où on trouve une droite évangélique sioniste et antisémite. »

Comment réagissent les participants de tes ateliers ?

« Beaucoup réalisent qu’il y a une responsabilité, lorsqu’on veut intervenir en solidarité avec les Palestiniens, à reconnaître l’existence de l’antisémitisme. Reconnaître l’antisémitisme n’est pas toujours une chose évidente. Beaucoup sont stupéfaits, par exemple, quand on décortique les caricatures de Carlos Latuff, dont on retrouve très souvent les dessins dans l’iconographie propalestinienne en France, et qui a été le grand vainqueur de concours internationaux de dessins négationnistes en Iran. »

La critique de l’antisémitisme « de gauche » est largement instrumentalisée par le pouvoir et la droite, qui se présentent comme des défenseurs des juifs…

« En politique, la lutte contre l’antisémitisme semble n’être qu’un outil dans le terrain d’affrontements entre partis. Lorsque la lutte contre l’antisémitisme est assimilée à la défense des valeurs de la république, elle repose sur des valeurs morales abstraites. On l’a bien vu quand Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher ont appelé à la marche du 12 novembre au nom des “valeurs de notre République” – ce qui sonne aujourd’hui comme un dog whistle3 islamophobe. Pour eux, les juifs sont une abstraction. Or la lutte contre l’antisémitisme, c’est la défense de personnes, de vies.
Quand Darmanin interdit les manifestations pour les Palestiniens et traite les manifestants d’antisémites, et quand Mélenchon dit que la marche contre l’antisémitisme revient à soutenir le massacre à Gaza, tous deux mettent des populations en concurrence. Ce faisant, l’un comme l’autre mettent en danger les vies des juifs et des Arabes en France. »

Comment tes ami·es et toi avez-vous réagi au moment de cette marche ?

« Si j’ai pu comprendre le malaise des individus à marcher le 12 novembre, je n’excuse pas la partie de la FI qui a appelé à ne pas s’y rendre. Ce sont les gauches qui devraient mener la lutte antiraciste. En un sens, la gauche en France naît avec l’affaire Dreyfus, quand elle rompt avec l’extrême droite dans sa critique du capitalisme, et qu’on voit surgir l’antiracisme ouvrier et syndicaliste révolutionnaire. En refusant de participer à la marche, LFI a renoncé à ce rôle historique. Ce n’est pas nouveau. Déjà, en 2006, le Mrap et la LCR avaient refusé de marcher pour Ilan Halimi4 au prétexte que l’extrême droite avait annoncé sa présence. En 2012, après la tuerie de l’école Ozar Hatorah, pas de marche. Pour l’Hyper Cacher en 2015, le meurtre de Mireille Knoll en 2018… À chaque fois, les juifs sont seuls. Mais pour nous, la question de marcher contre l’antisémitisme était une évidence ; la question était : comment redonner du sens à cette marche ? »

La présence de l’extrême droite posait tout de même question…

« Elle représentait quelques centaines de personnes au milieu de 100 000 manifestants. Et quand bien même, depuis quand la gauche laisse-t-elle le pavé à l’extrême droite ? Là aussi, elle renonce à son rôle historique. À quel moment la gauche se réempare de la conflictualité dans la lutte antiraciste ? La lutte contre l’antisémitisme, c’est conflictuel. »

Comment recréer de la conflictualité ?

« Comme on l’a fait avec le collectif Golem, qui s’est constitué à l’occasion de la marche pour chasser l’extrême droite et briser le récit de la manif. Notre but, c’est de faire reculer l’extrême droite qui est antisémite par essence, et dont la vision du monde se fonde sur un narratif complotiste intrinsèquement lié à l’antisémitisme. Golem a aussi pour objectif de combattre l’antisémitisme d’où qu’il vienne, y compris à gauche ; d’offrir un espace de solidarité pour les juifs de gauche et leurs soutiens, sionistes ou antisionistes. Quelques jours après la fondation du collectif Golem, on avait déjà reçu des centaines de messages de juifs qui trouvent l’atmosphère irrespirable dans les mouvements de gauche. Les juifs de gauche existent et ils ont besoin de se rassembler et de discuter. »

Propos recueillis par Laurent Perez

Antijudaïsme et antisémitisme

Le terme d’« antisémitisme », au sens de haine des juifs, naît en 1879 sous la plume de l’agitateur allemand Wilhelm Marr. L’époque est au triomphe des théories raciales : en désignant les juifs comme « Sémites », Marr vise à donner une couleur « scientifique » au vieil antijudaïsme religieux des chrétiens. « Les Arabes aussi sont des Sémites », lit-on parfois. L’hébreu appartient en effet à la famille des langues dites « sémitiques », comme l’arabe et d’autres langues. Mais l’assimilation des groupes linguistiques à des groupes ethniques, commune jusqu’au début du XXe siècle, répond d’une anthropologie racialiste totalement dépassée aujourd’hui. Le terme d’antisémitisme ne désigne rien d’autre que l’idéologie née sous ce nom : la haine des juifs.


1 Pour un résumé du contenu, lire « Du silence à la lutte contre l’antisémitisme : le tournant d’un juif de gauche radicale », site de la revue K (02/11/2022).

2 À l’intérieur du projet sioniste de construction d’une société juive en Palestine, des courants très variés s’affrontent – y compris des sionistes libertaires en lutte pour une société sans classes où juifs et Palestiniens vivraient dans l’égalité.

3 En anglais, « sifflet à chien » : langage codé visant à émettre un message haineux à un public complice, sans attirer l’attention ni risquer des poursuites.

4 En janvier-février 2006, Ilan Halimi, 24 ans, est séquestré pendant plusieurs par semaines et torturé à mort. Ses ravisseurs, le pensant riche – riche parce que juif, comme le veut le préjugé moyenâgeux –, espéraient en tirer une rançon.

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CQFD n°226 (janvier 2024)

Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.

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