Foot populaire vs foot business
Garrincha, « la joie du peuple »
Manoel Francisco dos Santos, dit « Garrincha » est né en 1933 à Pau Grande, dans une cité ouvrière qui appartenait à l’America Fabril, l’usine textile où travaillait son père. Descendant d’Indiens, il portait le nom du propriétaire terrien qui réduisit ses ancêtres en esclavage. On dit que son enfance fut celle d’un enfant sauvage, ne subissant aucune règle, qui ne rentrait chez lui que lorsque la faim le tenaillait. On dit aussi qu’il parlait peu, ne criait jamais mais souriait tout le temps. Voilà pourquoi on l’appela « Garrincha » ; c’est le nom d’un petit oiseau inutile et laid, un petit oiseau farouche, au chant très joli, mais qu’on ne peut entendre que dans la nature car il meurt sitôt capturé. Mais nulle fausse tendresse, car la passion de Garrincha, c’était de chasser les oiseaux. Et de jouer au foot, partout, sur la terre battue, contre les murs, dribblant les arbres malgré ses jambes tordues, car Garrincha était né avec une malformation congénitale. Bien entendu, il n’eut pas grand-chose à faire sur les bancs d’une école et très tôt il entra à l’America Fabril. Dès l’âge de quinze ans, Garrincha jouait pour l’équipe de son usine. Sur le terrain, on ne voyait que lui et son dribble impayable déroutait toutes les défenses. Il avait 19 ans lorsqu’un agent de Botafogo, un club de Rio, lui donna une lettre de recommandation. Il participa à un test de recrutement, c’est-à-dire un match contre l’équipe principale. Face à lui, il trouva rien moins que l’arrière-gauche de l’équipe du Brésil, Nilton Santos. Il lui fit tout voir, jusqu’au petit pont, et Nilton Santos demanda aussitôt qu’on l’engage. Le dimanche suivant, lors de son premier match professionnel, c’est lui qui marqua le but de la victoire pour Botafogo. On dit que les héros du peuple sont immortels. En tout cas, la légende de Garrincha était née.
Le dribble & la joie
Balle au pied, Garrincha marche tranquillement vers son défenseur et s’arrête devant lui. Brusquement, il fait pencher tout son corps vers la gauche, au bord du déséquilibre. On croit qu’il va s’écrouler. Mais c’est un défi à la science, Garrincha ! Et tout en poussant le ballon sur sa droite, il se remet d’aplomb avec une fulgurance impensable. Son démarrage est si déroutant et si puissant que le défenseur se retrouve le nez dans le gazon.
Le dribble improbable, c’est la signature de Garrincha. Mais son jeu n’était pas qu’un simple sujet d’admiration. Quand Garrincha surgissait sur un terrain, c’était le rire qui d’un coup gagnait le stade, une hilarité que l’on disait incroyablement contagieuse. Garrincha y gagna plus tard un deuxième surnom : alegria do povo, « la joie du peuple ». Car comment rester triste à la vue de ce génie farouche, tout distordu mais puissamment musclé, qui se moquait des meilleures défenses ? Garrincha refusait constamment de se plier aux schémas tactiques : c’était l’individualiste forcené qui ne repassait jamais la balle avant de s’être un peu diverti aux dépens de l’adversaire, avant d’avoir amusé la foule. Mais l’instant d’après, c’était le passeur munificent qui offrait à n’en plus compter les balles de buts.
Carrière & caillasse
Rien ne sied si mal à Garrincha que le terme de carrière. Garrincha n’a jamais nourri d’autres ambitions que de pratiquer le jeu qu’il aimait. Le reste, il s’en foutait. Les dirigeants de Botafogo abusèrent largement de son désintéressement. Garrincha signait ses contrats en blanc et gagnait deux fois moins que d’autres joueurs du club. La ruse qu’il affichait sur le terrain se conjuguait avec toute la naïveté et l’innocence dont il faisait preuve en dehors. Lorsqu’il travaillait encore à l’usine, Garrincha s’illustrait par son absentéisme et son indiscipline. Mais les petits chefs n’y pouvaient rien, il jouait trop bien au football pour être mis à la porte. Quand il passa professionnel à Botafogo, c’étaient les amateurs de son village qui venaient le chercher. Ils avaient deux ou trois buts de retard à la mi-temps et lui, Garrincha, il y allait. Sinon, disait-il, ils allaient virer son frère qui était le gardien de but ! La joie de Garrincha sur un terrain était indissociable de son insouciance dans la vie. Jusqu’au début des années 1960, il continua d’habiter à Pau Grande et les jours de victoire, il revenait du Maracanà avec les camions de ses supporters. C’est dans les bars de la cité ouvrière qu’il s’en allait alors fêter le succès de Botafogo. Nilton Santos disait de lui qu’il aimait boire comme il aimait les femmes : beaucoup ! que c’était son bonheur ; que dans son village, à Pau Grande, il n’y avait qu’un terrain de foot, une église et un bar ; avant le foot, certains allaient à l’église, lui, il allait au bar. Alors, quand il s’est marié avec la chanteuse Elza Soares en 1963, il est devenu alcoolique. Elle travaillait la nuit et lui passait ses soirées à l’attendre dans les clubs où elle chantait. Et en l’attendant, il buvait. Il s’est mis à boire beaucoup, parce qu’il n’a jamais rien su faire à moitié.
Pelé & Garrincha
L’opposition entre Pelé et Garrincha est gravée dans la légende du football. Ensemble, ils gagnèrent deux Coupes du monde. Pour certains, dès les années 1950, Pelé annonce ce qu’il y a de plus pénible dans le football moderne. Depuis son enfance, il était programmé pour réussir. Fils d’un ancien joueur qui avait dû tirer un trait sur ses rêves de grandeur à la suite de blessures aux genoux, Pelé grandit avec en tête cette seule obsession : réussir dans le football et effacer l’échec de son père. Dès l’âge de 15 ans, il fut conduit aux portes d’un des plus grands clubs de l’état de Sào Paulo : le Santos Futebol Clube. Sur place, il habitait en permanence dans la concentraçao, l’hôtel où s’isolaient les joueurs avant les matchs. Il mena une vie spontanément ascétique, s’abstenant de tabac et d’alcool, excluant toute vie nocturne, pour ne s’occuper que de sa condition d’athlète. Cette discipline professionnelle, véritable préfiguration des centres de formation modernes, amena très vite Pelé à la réussite. En 1958, à l’âge de 17 ans, il remportait sa première Coupe du monde en Suède.
Pelé a toujours su conjuguer le football avec les bonnes affaires. En 1975, il signe un juteux contrat au Cosmos de New York. Vingt ans plus tard, il est nommé ministre des Sports au Brésil. En 2000, la FIFA le désigne « joueur du siècle ». Mais d’autres vous diront, à juste titre sans doute, que la concentraçao de Santos n’avait rien à voir avec un centre de formation moderne où l’on dresse des footballeurs comme on élève des poulets en batterie ; que Pelé était bien libre de mener sa vie comme il l’entendait et qu’il y avait quelque chose d’admirable dans cet ascétisme, dans cette recherche de l’excellence par la simple médiation d’un jeu. Car sa virtuosité était loin du jeu stéréotypé des footballeurs modernes qui évoluent sans joie, avec au ventre juste la peur de prendre un but, avec dans le cœur si peu d’allant collectif. Il y a un monde entre Pelé et les poulets d’aujourd’hui ; il y a toute la différence entre le libre artisan et l’employé en col blanc.
La fin de la « joie du peuple »
C’était le 20 janvier 1983. On raconte un homme miné par l’alcool. Garrincha habitait alors à Bangu, dans une maison que daignait louer pour lui la Confédération brésilienne de football, au cœur d’une ancienne cité ouvrière, comme celle où il était né. Il était parti à Noël 1982 jouer une vingtaine de minutes d’un match amical à Brasilia. C’est juste après qu’il aurait sombré dans une funeste dépression alcoolique. Du dimanche 16 au mercredi 19 janvier, il n’aurait pas arrêté de boire dans les bistrots de son quartier. Lorsqu’enfin il rentra chez lui, son état était si lamentable qu’il fallut appeler une ambulance. Admis à l’hôpital, il est retrouvé mort au petit matin. Le corps de Garrincha fut veillé au Maracanà toute la journée du 20 janvier, et le lendemain, le long du convoi funéraire qui devait l’emmener à 65 kilomètres de là, jusqu’au cimetière de Pau Grande, c’est une foule immense qui vint saluer la dépouille de Garrincha. Il y avait là tout le petit peuple qui hante habituellement les gerais, ces tribunes à l’anglaise, sans grande visibilité, et qui sont les moins chères du stade. Mais celui que l’on désigne comme le plus grand joueur du siècle, celui qui avait pourtant remporté deux Coupes du monde avec Garrincha, celui-là n’avait pas daigné se déplacer.
Cet article a été publié dans
CQFD n°123 (juin 2014)
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Paru dans CQFD n°123 (juin 2014)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Caroline Sury
Mis en ligne le 21.07.2014
Dans CQFD n°123 (juin 2014)
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