Connivences
France grand siècle
DEPUIS 1944, la classe dirigeante française, à l’initiative du club Le Siècle, se retrouve chaque quatrième mercredi du mois autour d’un bon repas à l’Automobile Club de France, sis à l’hôtel Crillon à Paris. Face à lui : l’Assemblée nationale, dont le prétendu pouvoir est ridiculisé par de telles réunions, où des Pujadas, Fillon, Strauss-Kahn et baron Seillière conversent de haute politique entre deux bouchées. Depuis 2008, Le Siècle est présidé par Denis Kessler, PDG du groupe d’assurances Scor et ancien vice-président du Medef. Mais depuis quelques mois, un petit groupe de joyeux trublions emmenés par Pierre Carles s’y rend régulièrement – l’idée est née lors du tournage de Fin de concession – afin de recenser les présents et de tenter de perturber l’entrée des lieux. Mercredi 27 octobre, c’est une centaine de personnes qui se retrouvent à 19 heures devant le lieu des agapes. Michel Fiszbin, producteur de Fin de concession, précise l’objectif du rassemblement. « On veut leur dire qu’on ne les oubliera pas, que s’ils rentrent, eux, journalistes, ils deviennent otages des puissants et que ce n’est pas bon pour leur indépendance. On va donc les empêcher, contre leur propre volonté, de se faire du mal : il s’agit d’une action humanitaire pour les empêcher de se contaminer ! Car s’ils le sont, eux, les responsables de l’information, alors il faudra qu’on abatte tout le troupeau. »
L’appel ayant été rendu public sur Internet, un cordon de flics est présent. Pendant presque une heure, c’est l’incertitude : si quelqu’un croit apercevoir Alain Duhamel à une fenêtre, pas de trace des luxueuses berlines venues déposer nos amis, pourtant attendus par une horde de laquais. Y aurait-il une porte dérobée ? Le dîner du Siècle a-t-il été délocalisé en Roumanie ? « On va attendre huit heures, et à huit heures s’ils ne sont pas là, c’est que le dîner du Siècle a été dissous », décrète Pierre Carles.
Curieux, un quidam bien sapé s’approche de CQFD : « Expliquez-moi, c’est une manifestation pour quoi, ça ? » Mais le quidam n’est pas si innocent qu’il en a l’air : Renaud Girard, ancien reporter de guerre aujourd’hui écrivain, est invité au dîner. Il « ne voit pas ce qu’il y a de mal » dans le fait que « des journalistes, des membres de différents partis de la gauche et de la droite, des professeurs de médecine et des syndicalistes » dînent ensemble. Et peut-on se joindre à ce beau linge composé de gens « très différents » ? « Non, parce que si vous faites un dîner chez vous, je ne vais pas rentrer si je ne suis pas invité. » Peu après, les premiers convives arrivent enfin. Certains se faufilent en douce, d’autres repartent en courant en faisant un bras d’honneur. Mais de quoi tous ces gens parlent-ils ? « C’est inintéressant », répond Guillaume Pépy, patron de la SNCF. Puis c’est au tour de Nicolas Seydoux, le PDG de Gaumont, d’être chaudement félicité par un manifestant – « Cet homme a sauvé Libé ! » – tandis que, courageux, un élu Europe Écologie au conseil régional d’Île-de-France ne craint pas la contamination : « J’adore la contradiction ! » On l’applaudit ! Clou de la soirée, Arlette Chabot est immédiatement entourée et arrosée de serpentins en bombe : « Libérez Arlette ! »
À l’issue de cette mémorable soirée, il est convenu de se redonner rendez-vous chaque mois. Prochaine échéance : le 24 novembre. Cette fois-ci, les gueux et les gueuses dîneront aussi : lecteurs de CQFD, apportez vin chaud, amuse-gueules, gâteaux et tous vos collègues !
Cet article a été publié dans
CQFD n° 83 (novembre 2010)
Tous les articles sont mis en ligne à la parution du n°84.
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Paru dans CQFD n° 83 (novembre 2010)
Dans la rubrique Médias
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Mis en ligne le 23.11.2010
Dans CQFD n° 83 (novembre 2010)
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