Santé connectée, santé confisquée

Fracture numérique : la plaie s’agrandit

On ne saurait parler de santé connectée sans évoquer le sort des patients dont elle entrave l’accès au soin. Entre ceux qui ne possèdent pas d’ordinateur, ceux qui maîtrisent mal ces outils et ceux qui vivent en « zone blanche », les laissés-pour-compte de la révolution numérique en matière de santé, ou autres services publics, sont nombreux. Tour d’horizon de la situation.
Illustration de Clément Buée

Dans son deux-pièces au rez-de-chaussée donnant sur l’arrière de la mairie de Vidauban (Var), Marie B., 85 ans, se sent plutôt patraque. Elle regarde avec appréhension la pendule qui indique que son infirmière ne sera pas là avant une petite heure. Sans l’aide de la soignante, impossible pour Marie de contacter son médecin : dans le cabinet de ce dernier, la prise de rendez-vous ne se fait plus que sur internet. La vieille dame fait partie de cette frange de la population française qui ne dispose pas d’un accès simple à un outil numérique. Le seul téléphone dont elle dispose est fixe et trône sur le guéridon près du buffet, elle n’a jamais eu d’ordinateur et, quand son infirmière sera là, le signal s’affichant sur le smartphone de la soignante n’indiquera qu’une maigre barre de connexion...

Une fois arrivée, pour prendre à la place de Marie les rendez-vous médicaux sur les plateformes en ligne, l’infirmière se rend à deux rues de là, sur la place principale, pour disposer d’une connexion correcte. À son retour, Marie hoche la tête, perplexe. « C’est quand même bien des complications pour se faire soigner », marmonne-t-elle, tout en tripotant le bracelet d’alarme (relié à un service de téléassistance) autour de son poignet, seul élément de santé connectée dont elle puisse gérer elle-même l’utilisation.

Fracture ouverte

On connaît tous une Marie B. En 2019, un rapport du Défenseur des droits1 pointait explicitement les défaillances et discriminations dans la capacité de l’État de garantir à chacun une égalité d’accès aux services publics et dénonçait les risques d’une fracture numérique grandissante. Si le document visait plus précisément les usagers d’organismes comme la Caf ou Pôle emploi, on peut appliquer ses conclusions au casse-tête que représente un parcours de soin pour des populations frappées d’ » illectronisme ». Ce néologisme barbare désigne celles et ceux pour qui la bascule dans le monde du tout numérique est un obstacle. Les raisons sont multiples : manque d’équipements, situation géographique, divers déficits de savoirs... La sociologue Nadia Okbani2 en dresse la liste : « La réalisation de démarches en ligne n’implique pas seulement de disposer d’un accès matériel à un ordinateur et à internet ; elle suppose de maîtriser la langue, l’écrit, mais aussi de disposer de compétences numériques suffisantes pour être autonome dans l’utilisation de plateformes administratives, d’une boîte mail, du scan de documents, ou la maîtrise du transfert et du suivi de dossier. »

Sociale et générationnelle, la fracture numérique est aussi territoriale : alors que sont vantées les « performances » de la 5G promise aux grandes métropoles, la carte de la couverture mobile 4G mise à jour en octobre 2021 3 établit que les deux tiers du territoire français sont encore considérés comme zones « peu denses à blanches ». Comprendre qu’internet et 4G y sont soumis à des défaillances, quand ils ne sont pas tout simplement absents. Au gré des pannes, ce problème peut impacter jusqu’à 18 % de la population française, soit près de 10 millions de personnes. Cette friture sur les ondes surligne une évidence : tout ce qui relève de la santé connectée la plus basique (prise de rendez-vous, réception de résultats de laboratoires, téléconsultation) nécessite un accès sans limites ni restrictions à des outils technologiques fiables et à jour.

Le triangle des Bermudes du numérique

Or, si la France aime s’imaginer en nation high tech, une autre réalité est à lire dans l’édition 2021 du « baromètre numérique » publié par le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie)4, qui rappelle que 35 % des adultes français éprouvent une forme de difficulté à utiliser pleinement un outil numérique au quotidien.

Certes, l’équipement des Français en smartphones ne cesse de progresser, mais tout le monde n’en a pas, soit par choix, soit par manque de moyens. Même topo pour les ordinateurs personnels : environ un foyer français sur quatre n’en possède pas. Et ces proportions s’amplifient pour les personnes âgées, a priori les plus concernées par des suivis de santé réguliers. Ce qui n’avait pas manqué d’alerter, au printemps 2020, un médecin qui questionnait la généralisation, pendant le premier confinement, de la téléconsultation : « Au bout de quelques jours, je me suis demandé où étaient passés les patients âgés de plus de 50 ans. Ils ne sont pas là. Je ne les vois pas sur mon écran. La moyenne d’âge de ma patientèle, actuellement, tourne entre 25 et 30  ans5. »

Cette absence d’une partie de la population de l’environnement numérique, au-delà du cas de la téléconsultation, est déjà documentée. Nadia Okbani peut en donner le profil type : « Il s’agit plus particulièrement des personnes de plus de 65 ans, de celles dont les revenus mensuels sont inférieurs à 1 400  euros, soit surtout des non-diplômés, sans activité professionnelle ou ouvriers ». Elle précise que « ces publics se tournent alors vers leur entourage pour demander de l’aide, ce qui crée une certaine dépendance. À défaut, ils s’adressent aux structures sociales de proximité. »

« Moi, je suis née avec un stylo »

C’est là qu’interviennent les Maisons de solidarité locales et le réseau des agences « France services6 », nouvelle appellation des Maisons de service au public, auxquelles se sont agrégés des associations. Ces lieux proposent une assistance et un accompagnement dans les démarches administratives du quotidien (emploi, retraite, Caf, Sécurité sociale, impôts, etc.). Pour avoir étudié leur fréquentation et leur fonctionnement dans les Bouches-du Rhône, Nadia Okbani a constaté une pratique qui n’avait pas été initialement prévue : « Des usagers s’y rendent en demandant de l’aide pour prendre des rendez-vous sur Doctolib ou, quand ils ne parlent pas ou mal le français, viennent avec leurs ordonnances pour se faire traduire les prescriptions. On y reçoit des populations isolées, démunies face à un système de santé basculant dans le tout numérique. »

Le personnel qui les accueille est hétéroclite. On croise notamment des travailleurs sociaux aguerris mais souvent âgés et pas toujours à l’aise avec des outils numériques en perpétuelle mutation, à l’image d’une travailleuse sociale citée par Nadia Okbani : « On n’est pas de la génération [des ordinateurs], on n’a pas été formés. Moi, je suis née avec un stylo. » Mais il y a aussi des jeunes, supposés familiers des environnements numériques. Du côté de ces nouveaux venus, souvent en service civique, la chercheuse constate un problème de casting : « Du fait de leur jeune âge, ils n’ont aucune connaissance des arcanes de l’administration. Certains n’ont même encore jamais rempli leur propre déclaration d’impôts. Se connecter à une interface ne suffit pas pour faire face à la multiplicité et à l’imbrication des problématiques sociales vécues par les publics qu’ils accompagnent. » Censées incarner le maillage d’un pays qui répare ainsi ses failles de connexions, les agences « France services » laissent plutôt voir une logique d’addition des précarités. Quand une population socialement discriminée s’appuie sur une sous-traitance en contrats précaires ou sur des intervenants eux-mêmes en défaut de compétences numériques, il y a comme un bug dans le système.

Frédéric Peylet

1 « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », accessible en ligne sur le site defenseurdesdroits.fr.

2 Spécialiste de l’action publique et des politiques sociales.

4 « Enquête sur la diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française », à lire sur le site du Credoc.

5 « Travail, famille, wifi », Le Monde diplomatique, juin 2020.

6 Créé en 2019 sous l’égide du ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, « France services » se compose actuellement de 1 745 guichets uniques de proximité regroupant sur leurs sites plusieurs administrations.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°204 (décembre 2021)

Dans ce numéro, un dossier « Santé connectée : le soin sans l’humain ». Mais aussi : des articles sur la traque des exilés à Briançon et des deux côtés de la Manche, une enquête sur le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie, des dockers en lutte contre l’industrie de l’armement, une envolée médiatique vers les Balkans, des mouettes conchiant les fascistes...

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