Le petit train du capital

Face à la LGV, un freinage d’urgence

Du 11 au 13 octobre, à l’initiative des Soulèvements de la Terre et de LGV non merci, 1 500 personnes se sont rassemblées en Gironde, pour exiger l’annulation du projet de ligne ferroviaire à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse-Dax. Reportage.
Élias

« On la surnomme “l’autoroute ferroviaire sur pilotis”, avec ses 28 kilomètres de viaducs, tunnels et ponts », résume Sarah des Soulèvements de la Terre lors d’une réunion d’information sur le projet de ligne à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Toulouse-Dax, le 1er octobre à Angoulême. En amont du week-end de mobilisation prévu du 11 au 13 octobre, LGV non merci, réunissant une vingtaine de groupes locaux, et les Soulèvements de la Terre ont redoublé d’efforts pour alerter sur l’impact de ce qu’ils considèrent être un énième grand projet inutile. Artificialisation des terres, potentielle disparition d’espèces, budget colossal, petites lignes abandonnées… Dans les tuyaux depuis une trentaine d’années, la LGV reste pourtant un projet moins médiatisé que d’autres, tels que celui de l’A69 ou des mégabassines. Promu par la SNCF comme une solution de « mobilité plus durable », il bénéficie de l’image verte du transport ferroviaire. Selon les militant·es, la LGV s’annonce au contraire comme « un gigantesque carnage », tant sur le plan environnemental que sur le plan social.

Oui mais décarboné

Initiée en 1991 par l’État, la LGV Bordeaux-Toulouse-Dax prévoit de s’étaler sur environ 200 kilomètres. Une fois opérationnelle – la livraison est prévue pour 2030 –, la ligne devrait permettre de parcourir la distance entre Bordeaux et Toulouse en 1h15 sans halte et en 1h20 avec un arrêt à Agen, contre 2h22 actuellement. Un gain de temps que les promoteurs du projet ne manquent pas de souligner. À la réunion d’information des Soulèvements de la Terre et de LGV non merci, Sarah explique : « La LGV bénéficie aux entreprises du BTP comme Egis et Ginger CEBTP, et participe à la gentrification de Bordeaux, Toulouse et Agen. Des médias libéraux tels que Capital conseillent déjà d’y effectuer de juteuses opérations immobilières ! » Dans les médias locaux, la socialiste et présidente de la région Occitanie Carole Delga en frétille d’avance : le projet serait « la meilleure alternative décarbonée pour relier nos territoires, entreprises et universités ».

« Les travaux s’attaqueraient à huit zones Natura 2 000 habitées par près de 200 espèces protégées ! »

LGV non merci et les Soulèvements de la Terre ne l’entendent pas de cette oreille. Ils rappellent que la construction prévoit d’artificialiser 4 800 hectares, dont près de 3 000 de forêts et 1 200 de terres agricoles. « Les travaux s’attaqueraient à huit zones Natura 2000 habitées par près de 200 espèces protégées ! », explique Sarah. Budget total pour une telle boucherie ? 14 milliards d’euros, « qui devraient monter facile à 18 milliards avec l’inflation ». Une coquette somme que l’État compte financer à 40 %, tout en espérant que l’Union européenne contribue à hauteur de 20 %. Pour cela la LGV doit aller jusqu’en Espagne, mais la mobilisation dans le Pays basque a été telle que le projet est aujourd’hui suspendu. Enfin, les 40 % restants sont pour la pomme des 25 collectivités sur le tracé de la LGV.

Une ligne antisociale

Sur le lieu de la mobilisation, une propriété privée de Lerm-et-Musset, en Gironde, les opposant·es au projet insistent sur son caractère antidémocratique. « Ici, on est entouré de communes qui se sont prononcées contre », tance Agnès, membre locale de LGV non merci. En effet, lors des différentes enquêtes publiques et environnementales, le projet a reçu plus de 90 % d’avis défavorables. « Mais l’État l’a quand même relancé en 2021 après sa mise en sommeil ! » Les critiques portent également sur l’« impôt LGV », qui vient gonfler pour 40 ans la taxe foncière des propriétaires vivant dans les 2 340 communes à moins d’une heure d’une future gare TGV. Ils participeraient ainsi aux 40 % de financement du projet dévolu aux collectivités. Comme l’indiquent des dizaines de pancartes à l’entrée de plusieurs d’entre elles, certain·es propriétaires refusent de payer. « Tout ça pour que des Parisiens puissent venir plus rapidement à Toulouse ! » grince Agnès. La LGV réduirait en effet d’une heure le trajet en train actuel entre Paris et Toulouse.

Lors des différentes enquêtes publiques et environnementales, le projet a reçu plus de 90 % d’avis défavorables

D’autres pointent le caractère antisocial du projet, dans le contexte d’une détérioration du service public ferroviaire sur les petites lignes. Dans les années 1930, la France comptait jusqu’à 70 000 kilomètres de lignes. Aujourd’hui, il en reste moins de 30 000 kilomètres, dont environ 9 000 de petites lignes. « Nombre de lycéen·es et étudiant·es nous ont rejoint car ils et elles constatent la dégradation du train dans leurs trajets quotidiens : TER bondés, supprimés ou en retard, explique Richard, un autre militant local. Ces problèmes ne seront pas résolus par la LGV, conçue pour les habitant·es des métropoles ! » Dans la région, des usager·es excédé·es se sont même organisé·es en groupes sur les réseaux sociaux, distribuent des tracts aux passager·es ou ne présentent plus leurs titres de transport en signe de protestation. Pour rappel, seuls 5 % des voyages en train dans l’Hexagone se font en TGV, et 48 % de leurs usager·es sont des cadres et professions intellectuelles.

« Les LGV sont aux petites lignes ferroviaires ce que les autoroutes sont aux départementales », résume Matthieu, adhérent du collectif Angoulim. Le militant peste contre le prix élevé des billets de TGV, aussi dissuasifs qu’un péage autoroutier, et se bat pour la réouverture des lignes TER, dont celle qui fait Angoulême-Limoges. « Abandonnée depuis six ans, la ligne nécessite une rénovation totale. Angoulim a saisi la Cour des comptes pour “abandon d’infrastructure publique”. Pour temporiser, la SNCF a annoncé une vague réouverture d’ici la fin de la décennie. » Pour le militant, ce double standard favorise les LGV au détriment des petites lignes, jugées moins rentables : c’est « incompatible avec un service public des transports digne de ce nom ! »

Perte de vitesse ?

Le samedi, vers quatre heures du matin, un hélicoptère survole sirène hurlante les tentes du campement à basse altitude en les braquant d’une lumière blanche. En réponse, des feux d’artifice sont envoyés, ce qui entraînera une plainte de la police et des articles à charge dans la presse. En dehors de cela, et d’une voiture de police chahutée, les « mini-jeux » organisés dans l’après-midi se déroulent sans véritable heurt avec les forces de l’ordre. Dans une quinzaine de communes, plusieurs convois posent des panneaux anti-LGV. Un cortège carnavalesque prend le TER pour rejoindre Bordeaux et déployer fanfare et banderoles à la gare Saint-Jean, laquelle est bientôt envahie par un défilé de vélos. Les sièges régionaux de Lafarge, Artelia, Ineo, Iris Conseil ou Segat, qui collaborent avec l’État pour organiser les expropriations sur le tracé de la ligne, sont couverts de graffitis. Des actions symboliques censées mettre en garde les porteurs du projet. « Les Soulèvements de la Terre devraient demander des cachets d’intermittents du spectacle », ironise un manifestant. Le dimanche, des prises de parole sont organisées. Les écureuil·les de l’écluse Saint-Jory, qui empêchent depuis le 30 août une coupe d’arbre au départ de la LGV à Toulouse appellent à tenir « jusqu’au 8 novembre, date à laquelle ils ne seront plus autorisés à couper avant l’année prochaine ».

« Tout ça pour que des Parisiens puissent venir plus rapidement à Toulouse ! »

À la fin du week-end, un constat interroge : si l’événement a permis l’occupation de plusieurs lieux et la coordination de nombreux groupes, le nombre de manifestant·es reste plus faible que lors des derniers rassemblements portés par les Soulèvements de la Terre. « Sans les jeunes venu·es de Bordeaux, on peut espérer mobiliser 300 personnes max pour nos actions ponctuelles, explique Jacques Pons, membre de LGV non merci. Nous ne sommes pas très nombreux sur le territoire, et plutôt vieillissants. » D’autres militant·es regrettent l’absence des élu·es locaux opposé·es au projet : « Ils se sentent résigné·es et impuissant·es à l’empêcher, ou sont rebuté·es par la présence des Soulèvements de la Terre, qualifiés d“écoterroristes” par le gouvernement et la presse ! » souffle-t-on.

Dans les années 1930, la France comptait jusqu’à 70 000 kilomètres de lignes. Aujourd’hui, il en reste moins de 30 000

Pour l’instant, seuls des travaux d’aménagement à Bordeaux et Toulouse ont commencé. En lieu et place de la LGV, les opposant·es mettent en avant des propositions alternatives de rénovation des lignes existantes. S’appuyant sur les documents des promoteurs du projet eux-mêmes, ils estiment qu’elles coûteraient 4,5 milliards d’euros, n’impacteraient pas plus de 650 hectares, et permettraient de diminuer de 27 minutes le temps de trajet actuel. Et d’ajouter : «  Gagner une demi-heure [supplémentaire] sur l’autel de la destruction des forêts, de terres agricoles et de milliards investis par les finances publiques, est-ce justifié ? »

Marius Jouanny
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Cet article a été publié dans

CQFD n°235 (novembre 2024)

Ce mois-ci, on s’entretient avec une militante impliquée dans la révolte contre la vie chère en Martinique. Deux de nos reporters sillonnent le mur frontière qui sépare les États-Unis du Mexique, sur fond de campagne présidentielle Trump VS Harris. On vous parle de l’austérité qui vient, des patrons qui votent RN, mais aussi de la lutte contre la LGV dans le Sud-Ouest et des sardinières de Douarnenez cent ans après leur grève mythique…

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Paru dans CQFD n°235 (novembre 2024)
Par Marius Jouanny
Illustré par Élias

Mis en ligne le 14.11.2024