Étude de CAF : Avis de gros temps sur les mères isolées
Géraldine ? Sophie ? Nous sommes si nombreuses, il y a le choix… Disons Sophie. Sophie aimait Marc, ils prévoyaient de vivre heureux et d’avoir de nombreux enfants. Les enfants parurent, au nombre réglementaire de deux, mais en guise de bonheur Sophie perdit son travail, se retrouva au foyer contre son gré et Marc s’avéra être une crapule capitaliste de la pire espèce, du genre qui te fait payer ce que tu lui coûtes, comme il le disait souvent à Sophie, qui demanda finalement le divorce car ce ne serait pas pire, pensait-elle fort naïvement.
Tout d’abord, elle contacta les associations de défense des femmes dans l’espoir fou d’obtenir quelque logement d’urgence pour s’éloigner de Marc, devenu plus qu’irritable à l’annonce de son désir de le quitter. On lui apprit alors que faute de subventions les foyers d’accueil d’urgence étaient pleins. Sophie se vit donc priée de se diriger vers « [son] entourage ». L’envie de répondre « si j’avais été entourée j’t’aurais pas téléphoné ! » était forte, mais Sophie n’avait pas le temps d’éduquer plus privilégié qu’elle.
« Les femmes seules, ça dégrade les logements »
Notre mère Courage, comme disent les condescendants, aussi déterminée que coincée maintenant que Marc avait pris bonne note de ses velléités rebelles, se mit donc en quête d’un logement. Les agences immobilières eurent tôt fait de lui apprendre que chez eux, ce ne serait pas possible. Pas d’emploi, pas de ressources stables, fin des débats. Sophie se dirigea donc vers les particuliers et commença à passer des coups de fil.
La première fois qu’un propriétaire lui raccrocha au nez en entendant le mot divorce, elle se dit qu’elle était probablement tombée sur un militant de La Manif pour tous (LMPT). Ça arrive. La trentième fois qu’on lui indiqua par le menu tout ce qu’il fallait penser des « gens comme vous » et de quelle manière « les femmes seules ça dégrade les logements », puisque aussi bien « les enfants sans père c’est des petits sauvages », Sophie raccrocha la première, petite victoire morale sur la vacherie de son prochain.
Au bout d’un trimestre long comme un jour sans pain, une propriétaire bien intentionnée apprit à Sophie que le problème était purement technique, son assureur ne couvrant pas le risque d’impayé pour « ces cas-là ». Fiat Lux ! Sophie découvrit la loi Boutin. Inutile de contacter les propriétaires de logements récents ou simplement décents, puisqu’ils avaient tous souscrit une assurance aux loyers impayés et que, faute de justifier de ressources fixes équivalent à trois fois le montant du loyer hors charges, Sophie ne pouvait bénéficier de cette couverture et donc prétendre à un toit. Dressés à la peur de l’impayé (qui, au moment du vote de la loi en mars 2009, s’élevait à 1 % de l’ensemble des loyers, selon la fédération des requins de l’immobilier FNAIM), les proprios avaient appris à « sélectionner ».
Taudis de catégorie énergétique H
Elle apprit à reconnaître les annonces donnant matière à espérer : taudis de catégorie énergétique G ou H quand cela était mentionné, sans prise terre, avec pour tout chauffage un grille-pain dans un couloir venteux, annonces sans photos. Après avoir échappé de justesse à quelques « arrangements » proposés main sur son épaule ou plus bas par des propriétaires désireux d’aider une femme seule, Sophie parvint à dénicher une petite vieille sans plus aucune libido qui acceptait de lui louer sa ruine, pardon, « la maison de ma mère ».
Le loyer s’élevait à plus de la moitié des ressources de Sophie, le logement était mystérieusement conventionné APL, à se demander si quelqu’un était venu un jour sentir le courant d’air frais que la porte d’entrée en bois du siècle passé fente-à-lettre incluse diffusait au salon, mais ça faisait un an que Sophie cohabitait avec son futur ex hurlant et vagissant sous le nez des enfants terrorisés, elle avait perdu dix kilos, elle était épuisée et n’avait pas encore eu d’audience devant le juge aux affaires familiales, parce que la justice n’avait plus de budget non plus. Moyennant la fourniture de trois lits et d’une table, ce qui de toute manière l’arrangeait, Marc n’ayant aucune envie de partager le mobilier, elle signa un bail meublé qui rassurait la propriétaire.
Nous sommes en septembre 2015 et Sophie a déjà passé deux hivers dans le congélateur qui lui sert de logis, les factures d’électricité ayant parfois été suffisamment contondantes pour lui faire penser à écourter ses jours sur cette terre mais elle tient bon, les enfants vont presque mieux, elle a trouvé un accord à l’amiable avec Marc – amiable surtout pour lui – pour gagner du temps de procédure, leur maison d’avant est en vente, un jour tout ça prendra fin, on ne va pas lâcher maintenant.
Pauvre donc forcément tricheuse
Et puis voilà, ça ne va pas se passer comme ça, et pourtant « comme ça » c’était déjà rude. La loi de finances 2016 a été présentée et elle prévoit de réformer les aides personnalisées au logement (APL) parce que les pauvres, tout de même, ça coûte.
La première mesure vise à faire les poches aux jeunes actifs de moins de 25 ans. Leur APL ne sera plus calculée sur leur première fiche de paie mais sur leur revenu réel. Ce coup vicieux ne concerne pas trop Sophie, ses 25 ans sont loin, comme on ne manque pas de le lui rappeler au cours de ses recherches d’emploi.
C’est la deuxième mesure qu’elle va se prendre droit dans la tronche. Il s’agit d’intégrer au calcul des droits aux APL la propriété d’un capital, fût-il mesuré en biens ou en argent sonnant et trébuchant. Là ça devient moins drôle pour Sophie, car la baraque de feu son couple idéal constitue un bien qui lui appartient partiellement. Certes, elle n’est pas encore vendue et Sophie n’en tire aucun bénéfice (Marc ne lui paie aucun loyer), sans compter qu’elle ne peut non plus y vivre (y a un ours dedans, souviens-toi). Mais la loi est la loi et Sophie risque donc de perdre tout ou partie de son aide au logement.
La troisième mesure s’avère encore plus scélérate pour notre héroïne du combat ordinaire. Elle prévoit de plafonner l’aide au logement en fonction du prix du loyer. Vois-tu, pour nos gouvernants, si Sophie consacre une trop grande partie de ses ressources à son loyer, ou si ledit loyer est supérieur à la moyenne du secteur, ce n’est pas parce que Sophie n’a pas accès au marché locatif ordinaire ni parce que des chacals abusent des locataires en situation de faiblesse sociale, non : pour nos gouvernants, si Sophie paie si cher son droit d’exister quelque part, c’est parce qu’elle cache des ressources à l’Administration. Forcément. « Tricheuse, on t’a repérée, hahaha ! », jubilent les chevaliers de l’ordre du mérite des pauvres.
Sophie, elle, ne sait juste pas où elle vivra en 2016. Elle a entrepris de recontacter les agences pour tenter de trouver moins cher. Sans trop de conviction parce qu’elle n’a de toute manière pas les moyens de payer un déménagement et ce ne sont pas ses enfants qui vont porter le frigo ou la machine à laver. Un nouvel hiver approche, l’électricité a encore augmenté, il faut de nouveaux manteaux aux enfants, la télé leur crache déjà les publicités pour les jouets de Noël que Sophie ne pourra pas leur offrir, ils disent que c’est pas grave mais qu’ils ne veulent pas déménager encore, ils se sont fait des copains dans le quartier... Fallait justement qu’ils s’acoquinent avec les gosses d’une autre divorcée contrainte au chômage par l’obligation du « care », dans une autre maison tout aussi coûteuse en charges n’ouvrant pas droit aux aides, avec aussi une ex-maison et un ex-mari, ou bien une petite épargne récupérée à la vente du bien, dans laquelle elle pioche tous les mois pour une facture, une cantine ou un appareil dentaire. Tandis que les enfants pleurent également qu’ils ne veulent pas encore déménager parce qu’ils se sont fait des amis.
Il y a quelque temps un type notoire1 a dit que si on coupait l’accès aux allocations des femmes, elles divorceraient moins et la famille française, cette valeur si chère à tous sauf à ces garces qui ne font rien qu’à refuser les baffes, serait sauvée. Sophie et ses voisines ont plutôt l’impression que cette réforme veut achever les leurs, de familles.
1 Le 9 avril 2010, le dénommé Éric Zemmour, scribouillard d’extrême droite, vomissait ces propos dans « ça se dispute » sur iTélé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°137 (novembre 2015)
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Paru dans CQFD n°137 (novembre 2015)
Par
Illustré par Nadia Berz
Mis en ligne le 02.03.2018