Barbès

Entre mama cacahuète et papa moustache

De court vêtues, elles sont alignées le long des trottoirs du boulevard Barbès et des ruelles de la Goutte d’Or, à Paris. Après les sans-pap’ de la clope (voir CQFD n°98), le Chien rouge est allé à la rencontre de Fatou, tapin de trente-deux ans, qui arpente un enfer pavé de menus espoirs.

« Il y a trop de monde à Barbès, trop de monde incontrôlé surtout », écrivait en 1980 Geneviève Fraisse dans Les Révoltes logiques1. Fatou, elle, est une sacrée incontrôlée, qui plus est pas facile à aborder, surtout quand on voit la taille de ses ongles rouge Ferrari ! « T’as pas froid à force d’être toute la journée dehors ? » Et Fatou de lancer la même rengaine depuis cet hiver : « Si chéri, on va chez toi ? » Depuis peu, on la croise régulièrement vers « Viande à gogo », une échoppe située rue de Panama. Un matin, en sortant de cette boucherie, Fatou raconte, dans un rire amer : « Pour moi, à une époque, c’était plutôt mecs à gogo... » Derrière la blague se cache une tout autre réalité : dans son sac plastique, il y a deux steaks pour ses gamins qui l’attendent chez elle. « La plupart des filles qui font le trottoir ont des enfants. Des fois, ça arrive qu’on se garde les petits des autres, raconte Fatou, qui s’empresse d’ajouter : Mais faut pas déconner, c’est rare, car ici, c’est la guerre entre les filles. Ça marche par groupes, là-bas les Nigérianes, en haut du boulevard les Congolaises, ici les Camerounaises. Des fois, on se parle un peu. Souvent on se déteste. »

Si l’on remonte le boulevard Barbès ou arpente la Goutte d’Or, les « Chéri » et « Viens, trésor » parviennent vite aux oreilles masculines. Les « filles du quartier », comme on les nomme, squattent en petites grappes autour des grilles chauffées du métro. Fatou, elle, tapine de moins en moins

par LL de Mars

 : « À Barbès, la plupart des filles sont tenues par les mamas cacahuètes2. Il faut rembourser sa dette... et pour ça, les mamas sont horribles ! Moi, j’ai quasiment fini, j’ai remboursé 15 000 euros avec seulement des passes à 50 euros. Mais s’il y a un problème, leur famille débarque et là, ça peut très mal se passer : coups de poing sur le visage – et les passes c’est fini le temps que tu récupères – quand c’est pas les coups de couteau. » Fatou dit faire partie des filles qui s’en sortent plus ou moins. « J’arrive à me faire plaisir de temps en temps en allant rue Poulet3. Mais il y a de grandes différences entre les filles, certaines arrivent à peine à faire le riz du soir. Il y a aussi quelques-unes en solo, mais c’est des vieilles, et pour elles, je peux te dire que c’est dur. » Mais « certaines arrivent à appâter dans les cafés, elles ‘’s’arrangent’’ avec le patron. Le mieux, c’est encore le doublage4, comme ça tu es au chaud et tu peux dire au mec de se laver. Mais c’est très rare. »

Des filles de plus en plus jeunes débarquent sur le pavé qui, d’après Fatou, « ne connaissent rien, elles sont posées là du jour au lendemain, et débrouille-toi. Elles sont lâchées dans l’arène, se font insulter par les plus anciennes. Et au niveau hygiène, c’est mauvais, et je te parle même pas de la capote ou des hommes sales. » Les clients violents sont légion à la Goutte d’Or, sans parler des propositions humiliantes : « Comme on est black, les mecs pensent qu’ils peuvent faire n’importe quoi ! Ils profitent des jeunes, qui ne savent pas trop comment répondre : ils nous prennent pour des moins-que-rien, mais quand les billets sont au rendez-vous, certaines acceptent. »

Sous la pression de commerçants, habitants et autres tauliers de rades, les lardus viennent remplir leurs paniers à salades pour emmener quelques filles au commissariat. Mais, pour Fatou, « ils ne font pas les malins et, de toute façon, ils ne peuvent pas faire grand-chose. Il y a trop de besoins ici chez les femmes, on se débrouillera toujours et ça ils le savent bien. C’est trop difficile de prouver le racolage. » Il y a quelques mois, elle a eu affaire à l’un d’entre eux : « T’aurais dû voir ! Un vieux policier qui est copain avec des habitants du coin a commencé à m’embêter, à demander mes papiers. Il n’était même pas en service, et il a commencé à être violent, me disant ‘’Tu vas dégager chez toi !’’ On a crié à plusieurs contre lui : ‘’C’est toi qui dégages, Papa Moustache5  !’’ Je pense que ce soir-là, il est rentré chez lui avec le mal aux oreilles ! »

Fatou, qui a un « petit diplôme de commerce » en poche, aimerait bien ouvrir une boutique de tresses et autres obscurs rajouts capillaires. « Et après, je me casse ! » Où ça ? Fatou n’a pas de papiers en règle depuis des lustres, mais pour elle, être à deux doigts de quitter la prostitution de rue, c’est déjà toute une page noire qui se tourne. Pourtant, son « activité » lui colle à la peau : au marché Dejean, un vendeur de CD lui crache une insulte au visage. Fatou rétorque du tac au tac par un sacré nom d’oiseau tropical. « Faut jamais se laisser marcher sur les pieds, à Barbès. Jamais. »


1 « Barbès-La Goutte d’Or », Les Révoltes logiques, n°12, été 1980, p62-69. Revue animée entre autres par Jacques Rancière (merci à Mathieu Léonard).

2 Un surnom dû au fait que ces souteneuses passent leur temps assises sur les bancs à grignoter.

3 La rue Poulet rassemble une kyrielle de petites échoppes de coiffure africaine.

4 Le doublage consiste à sous-louer une chambre pour pratiquer son activité.

5 Sobriquet que certains Africains de La Goutte d’Or donnent aux pandores.

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