La droitisation de la France, un mythe

En haut à droite, en bas à gauche

La France n’aurait jamais été autant de droite ? Une idée reçue que le politiste Vincent Tiberj démonte dans son dernier ouvrage La droitisation française – mythe et réalités (PUF, 2024). Selon lui, les opinions progressistes gagnent au contraire du terrain. Ce sont surtout les élites qui se droitisent, et non sans risque. Entretien.
Nicolas Filloque

Professeur de sociologie politique à Sciences Po Bordeaux, Vincent Tiberj rend compte de l’évolution de l’opinion politique des Français·es depuis une cinquantaine d’années dans son dernier ouvrage La droitisation française - Mythe et réalités (PUF, 2024). Breaking news : nous serions en réalité plus tolérant·es vis-à-vis des immigré·es, des personnes racisées et des minorités sexuelles. Et même favorables à la redistribution économique !

D’après lui, si on a l’impression que la France est de plus en plus réac c’est parce que journalistes et politiques de droite gagnent du terrain et imposent leurs thèmes. Cette « droitisation par en haut » est pourtant loin de recevoir le soutien de la population. Bonne nouvelle ! Ou pas ?

Dans votre livre, vous vous appuyez sur des sondages d’opinion longue durée produits par des instituts de sondage publics. Pourquoi sont-ils plus valables que ceux commandés par les médias ? Quels résultats fournissent-ils ?

« Ils sont faits avec plus de rigueur. Ils privilégient la rencontre en face à face plutôt que sur internet afin de limiter les réponses biaisées, proposent plusieurs réponses à une même question (d’accord/plutôt d’accord/neutre/plutôt opposé·e/opposé·e) et compilent ces données sur le temps long. La Commission nationale consultative des droits de l’homme produit un baromètre qui permet d’observer l’évolution de l’opinion sur plusieurs années. À la télé, on présente rarement des sondages dans le temps, alors qu’une même question peut avoir des réponses différentes en fonction de la conjoncture politique !

Quand CNews commande un sondage sur la crainte du “grand remplacement”, cette chaîne légitime un terme controversé

De plus, les sondages sont une manière de mettre des thématiques à l’agenda. Quand CNews commande à l’institut CSA (Consumer science and analytics), un sondage sur la crainte du “grand remplacement”, cette chaîne légitime un terme controversé. En compilant des sondages moins biaisés et sur le temps long, j’ai observé que le rapport aux femmes, à l’homosexualité, à la liberté religieuse ou à l’immigration a globalement progressé vers plus de tolérance. Par exemple, le soutien au droit de vote des étrangers est passé de 34 % en 1984 à 58 % en 2024. Ou 53 % de la population pense qu’il y a trop d’immigré·es aujourd’hui contre 69 % en 1988... »

Si vous observez un recul des idées conservatrices, pourquoi le fond de l’air est-il si brun ?

« C’est là où ça devient intéressant. Quand Nicolas Sarkozy dit “La France n’a jamais été aussi à droite”, c’est une stratégie qui vise à présenter son camp politique comme dominant. Même si ces voix conservatrices sont anciennes, comme l’explique la politiste Frédérique Matonti1, elles parviennent aujourd’hui à s’imposer dans les médias. Ceux qui les portent utilisent plusieurs casquettes comme Eugénie Bastié ou Geoffroy Le Jeune qui sont à la fois journalistes, commentateur·ices et éditorialistes. Ils maîtrisent l’article de presse, l’éditorial et l’intervention en plateaux et sont particulièrement efficaces pour convaincre le public.

Rien n’indique qu’ils convainquent plus qu’avant la population, mais ils renforcent l’opinion des “déjà convaincu·es”

Par ailleurs, l’explosion de l’offre médiatique ouvre de nouveaux espaces, surtout dans des médias d’opinion, comme CNews ou Europe 1. Rien n’indique qu’ils convainquent plus qu’avant la population, mais ils renforcent l’opinion des “déjà convaincu·es”. Ils trouveront à CNews des arguments sur la guerre culturelle ou sur l’immigration... Ces médias parviennent à influencer d’autres médias qui vont adopter leurs éléments de langage. Cette terminologie s’implante aussi dans le champ politique. Un terme comme “l’immigrationnisme” a été repris par Macron pendant l’entre-deux-tours des législatives, alors qu’il vient de l’extrême droite. Cette droitisation du discours témoigne alors d’une “droitisation par en haut” des élites médiatiques et politiques. »

Le succès de Jordan Bardella sur TikTok n’est-il pourtant pas le signe d’un succès croissant de l’extrême droite envers les jeunes, plus perméable à ses discours ?

« C’est possible, mais ce serait penser que les jeunes sont sans résistances devant l’information. Parce qu’il est beau-gosse ou bien sapé ce serait suffisant pour les convaincre ? Cette génération est née avec les réseaux sociaux, elle connaît leurs biais. Pendant le Covid-19, c’est souvent des personnes de 50 ou 60 ans qui adhéraient aux fake news sur les vaccins, parce que moins capables que les jeunes de décoder l’information. Certes, Jordan Bardella a de nombreux followers sur TikTok, mais il n’est pas pour autant majoritaire chez les jeunes. La moitié des 18-34 ans n’ont pas voté aux dernières élections et les autres ont voté largement plus pour le Nouveau front populaire que pour lui. »

Dans votre livre vous expliquez que le « racisme biologique » a disparu des discours ou que les idées féministes progressent. Pourtant, on assiste à de violentes campagnes anti-musulman·es ou anti-trans y compris portées par des collectifs et des associations. Les idées conservatrices sont-elles vraiment moins présentes ou se sont-elles juste réinventées ?

« Les deux. Si plus personne ne parle d’“infériorité des races”, cela ne signifie pas que le racisme n’existe plus : au lieu de dire “l’immigré·e est inférieur·e”, les médias et les personnalités politiques diront “sa religion est incompatible avec les valeurs de la République”. Alors que la promotion de la “République” ou de la “laïcité” n’est historiquement pas un combat de la droite, les conservateur·ices vont tordre ces concepts pour mener des campagnes anti-musulman·es.

Ce que j’appelle la “grande démission” c’est une désertion consciente du vote au profit d’autres formes d’engagements associatifs ou militants

Pour autant, les préjugés envers les musulman·es régressent. En une dizaine d’années, l’acceptation de certaines pratiques musulmanes comme la prière ou le sacrifice du mouton a progressé, même si le port du voile reste un point de crispation... Encore une fois, le discours conservateur permet de conforter les “déjà convaincu·es”, qui vont avoir l’impression de devenir “mainstream”, mais sa propagation ne se vérifie pas sociologiquement. »

Cela veut-il dire que la France se gauchise ?

« À l’échelle locale, il existe une société extrêmement solidaire où s’incarnent concrètement des idées progressistes, comme les associations d’aides aux réfugié·es. Mais ces idées ne viennent pas pour autant gonfler les scores de la gauche. Depuis quelques décennies, particulièrement suite à l’élection de François Hollande, de nombreu·ses électeur·ices désertent les urnes et rejettent les partis, toutes générations confondues. C’est ce que j’appelle la “grande démission” : une désertion consciente du vote au profit d’autres formes d’engagements associatifs ou militants. Ce phénomène dessert surtout les partis de gauche, même si leurs idées ne reculent pas. Alors que la classe ouvrière votait massivement pour ces partis dans les années 1980, lors des élections législatives de 2024, la moitié des ouvrier·ères a déserté les urnes. Pourtant, cette classe sociale est encore très favorable aux politiques de redistribution et à l’État providence. La “grande démission” touche moins la droite et l’extrême droite, d’où une surreprésentation du vote de droite qui donne l’impression qu’elle est dominante... »

Cette « grande démission » n’ouvre-t-elle pas des brèches intéressantes ? Comme ce fût le cas pendant les Gilets jaunes ?

« Tout à fait. Dans les groupes de Gilets jaunes, notamment ceux qui se sont maintenus après les premiers mois, il y a eu une tentative de faire de la politique autrement avec de grandes assemblées ouvertes. Je pense aussi aux réseaux de solidarités dans les quartiers populaires, notamment étudiés par le sociologue Julien Talpin2. Mais comme on reste dans un système politique centralisé autour d’une élite “éclairée”, les citoyens n’ont jamais la parole. D’où leur démission des urnes qui profite à la droite et l’extrême droite... »

Finalement, est-ce vraiment rassurant que les idées de gauche persistent dans la population alors que la droite se maintient au pouvoir coûte que coûte ?

« En effet, l’important c’est qui tient les rênes du pouvoir et s’impose par le haut même si ceux qui gouvernent sont peu soutenus par la population. Le but de mon bouquin est de rassurer, mais aussi d’alerter. Il faut que les associations, les syndicats et les partis parviennent à convaincre. Sinon, le RN risque d’accéder au pouvoir en 2027 avec un soutien certes minoritaire, mais qui ne l’empêchera pas de causer des dégâts incommensurables pour les ouvrier·ères, les allocataires, les immigré·es... »

Propos recueilli par Étienne Jallot

1 Lire Comment sommes-nous devenus réacs ?, Fayard, 2021.

2 Voir L’épreuve de la discrimination – Enquête sur les quartiers populaires, PUF, 2021.

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CQFD n°234 (octobre 2024)

Dans ce numéro, on revient avec Valérie Rey-Robert sur ce qu’est la culture du viol dans un dossier de quatre pages, avec en toile de fond l’affaire des viols de Mazan. On aborde aussi le culte du patriarche et les violences sexistes dans le cinéma d’auteur. Hors-dossier, Vincent Tiberj déconstruit le mythe de la droitisation de la France. On se penche sur les centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Italie, avant de revenir sur la grève victorieuse des femmes de chambres d’un hôtel de luxe à Marseille. Enfin, on sollicite votre soutien pour sortir CQFD de la dèche !

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