Réforme des lycées professionnels

« On limite la possibilité pour ces jeunes de faire des études sup’ »

Depuis l’annonce par le gouvernement d’une nouvelle réforme du lycée professionnel pour septembre 2024, les profs sont en colère. Reportage à Marseille, où ils se sont mobilisés pour dénoncer une réforme qui accentue la dynamique de mise au travail de la jeunesse au détriment d’un enseignement émancipateur.
Un gant de protection, un marteau, une truelle, une clé à mollette aux traits humains marchent à la queu-leu-leu vers l'entrée d'un Lycée Professionel qui n'est en fait rien d'autre qu'une boîte à outils. Une lumière un peu jaunâtre donne à la scène un côté dérangeant. C'est un dessin.
Illustration d’Elias

C’est la mi-décembre à Marseille. Quelques centaines de profs en grève et leurs soutiens se réunissent au pied de la porte d’Aix dans un froid ensoleillé. Une syndicaliste prend la parole : « Le destin des jeunes des quartiers populaires c’est pas de bosser à 14 ans ou à 16 ans, c’est de pouvoir faire des études ! Comme tous les autres !  » Elle et ses collègues sont venu·es participer à la manif’ régionale contre la énième réforme du lycée professionnel (LP) déclarée par Macron « grande cause nationale » en 2023 et majoritairement mise en place à la rentrée 2024. Une nouvelle réforme – la dernière date seulement de 2019 – qui propose notamment la rémunération des stages et leurs allongements de six semaines en classe de terminale, et la modification de la carte scolaire en fonction de l’employabilité locale. Et si la camarade syndicaliste est en colère, c’est parce que ces changements ont bien plus pour objectif la mise au travail de la jeunesse que son éventuelle émancipation.

Moins de cours, plus de taf

Majoritairement composée de profs de lycées du coin, même si quelques un·es ont fait le trajet depuis Toulon ou Nice, la manif se dirige vers la préfecture, sur un rythme syndical, pour y négocier un entretien. « Juste histoire de leur prendre un peu de leur temps ! Car ça va pas changer grand-chose, se marre Françoise, syndicaliste à la CGT et prof en LP depuis plus de vingt ans. On est la dernière roue du carrosse, les jeunes des LP, ils s’en foutent !  » Souvent à la marge des questions éducatives, les LP accueillent pourtant 37 % des élèves de lycées. Parmi les mesures de la réforme déjà mises en place à la rentrée 2023, on retrouve la rémunération des stages par l’État. « C’est 1 €50 de l’heure en seconde, 2 €50 en première, et 3 €50 en terminale, nous explique la syndicaliste, qui s’interroge sur le fond de cette mesure. Si c’est l’État qui paye, est-ce de la main-d’œuvre gratuite pour les entreprises ? Une manière de mettre quelqu’un à l’essai juste avant qu’il entre sur le marché du travail ?  » Pour Youssef, prof de « chaufferie » dans un lycée des quartiers Nord, l’allongement de la durée des stages vise avant tout à « faire des économies, car s’il y a moins de cours, des postes vont sauter !  » Et c’est également moins de temps passé à se triturer les méninges sur une œuvre littéraire ou sur des matériaux à l’atelier. La réforme de 2019 avait déjà diminué le temps en atelier. Résultat : « Les gamins sont moins bien formés qu’avant, et on nous désigne souvent comme les premiers responsables !  » poursuit Youssef. Autre mesure phare : la modification de la carte scolaire afin de « l’adapter en fonction des besoins [économiques]  » des régions, a déclaré Macron lors de la présentation de la réforme l’an dernier, visant particulièrement « les métiers en tension. » Autrement dit : « On va fermer des filières quand elles ne répondent pas aux besoins de l’emploi local. Si tu veux faire de la menuiserie mais que tu ne vis pas dans le bon endroit, tant pis pour toi, résume Françoise en riant jaune. Et pour les plus chanceux, ça sera 150 km de route et internat.  » Thomas, prof de français-histoire, dans les quartiers Nord, s’inquiète davantage pour ses élèves qui vont en plus subir le « déterminisme géographique [de leur quartier], puisqu’ils seront obligés de rentrer dans les filières qui emploient localement : chauffages, clim, BTP… »

Aligner l’école et le marché

Cet alignement des formations scolaires avec le marché n’est pas une nouveauté pour la sociologue Prisca Kergoat, professeure à l’Université Toulouse Jean Jaurès1. Elle situe l’origine de cette politique aux années 1980 lorsque, réforme après réforme, les gouvernements successifs ont rapproché l’école du monde de l’entreprise2 : « Après les chocs pétroliers de 1973 et 1979, on pointait déjà l’école du doigt comme responsable du chômage des jeunes car elle ne les formait pas à l’emploi. Aujourd’hui, c’est toujours le même argument qui est avancé. Mais est-ce la mission de l’école ?  » Une très bonne question quand on se rappelle qu’après la Seconde Guerre mondiale, la création du bac pro était une manière de ne pas abandonner les jeunes à l’apprentissage et à l’usine, mais de continuer à les former et les émanciper autant par les savoirs intellectuels que techniques3. « Rallonger les périodes de stage, c’est défendre l’idée que ceux-ci préparent mieux à l’emploi que l’école, poursuit la chercheuse en parlant de la réforme actuelle. Or, les stages servent avant tout à acquérir les codes du travail, se lever le matin et respecter les horaires, plutôt qu’à apprendre un métier.  » Et quand on rentre dans le concret de ces stages, ce sont les conditions de travail qui sont critiquées par la sociologue : « J’ai observé des jeunes filles dans des centres d’esthétiques : 8 h debout avec des talons, sans fenêtre, à masser et épiler… Toutes les enquêtes le disent : plus on est jeune, plus les conditions de travail sont délétères ; heures de nuit, heures sup’ non payées, travail le week-end.  » Quid du « progressisme », fer de lance d’Emmanuel Macron ? Pour Prisca Kergoat, « Macron essaie de montrer qu’il agit pour les classes populaires [notamment en rémunérant les stages]. Mais c’est l’inverse, il accentue les rapports de classes. Les LP se trouvent plus enclavés et les jeunes des quartiers sont invités à rester à leur place… »

Vers le renforcement des inégalités ?

Une réflexion qui trouve écho dans la parole des profs rencontré·es à la manif : « S’il y a moins de cours, alors on limite la possibilité pour ces jeunes de faire des études sup’, ils seront moins formés », explique Marthe, prof de français-histoire en LP dans le nord de la ville. Et c’est aussi « moins de temps pour discuter féminisme ou écologie à travers l’histoire, le ciné, la littérature, explique Thomas, ce qui sous-entend que les gamins de bac pro, souvent de milieux populaires, pourraient se passer de ce savoir. Alors que c’est utile pour se défendre dans la vie, notamment face aux patrons !  ». Marthe, elle, ne se fait plus d’illusions : « Si l’école a pu permettre à certain·es de “s’élever dans leur condition”, aujourd’hui on est là pour former des exécutant·es.  » Sans oublier que la modification de la carte scolaire pourrait aussi amplifier les divisions genrées entre les lycées : on aurait par exemple des lycées de filles dans les zones où des emplois dans le soin ou l’aide à la personne sont disponibles, et des lycées de garçons là où les métiers de la construction emploient. Pour améliorer les conditions d’apprentissage dans les lycées, les idées ne manquent pas aux profs venu·es manifester : des classes à petit nombre, plus de temps pour les élèves en difficulté, et élever le niveau de formation pour que les jeunes puissent faire des études sup’ s’ils le souhaitent. Pour Thomas, la priorité reste de « revenir à une école sanctuarisée des logiques économiques  » qui puisse réellement poursuivre son objectif d’émancipation de la jeunesse. « Former l’homme, le travailleur et le citoyen  », nous dit en bonne CGTiste Françoise, en citant la célèbre formule socialiste d’après-guerre. À Marseille, la lutte est plus suivie qu’ailleurs et les profs mobilisé·es comptent bien continuer le combat. « On va faire le tour des bahuts, prévient Françoise avec détermination, gueuler dans les institutions et faire en sorte de limiter la casse.  »

Par Étienne Jallot

1 Elle a notamment publié De l’indocilité des jeunesses populaires – Apprenti·e·s et élèves de lycées professionnels, La Dispute, 2022.

2 Mise en place du bac pro en 1985 (premier diplôme en alternance), rénovation de l’apprentissage (avec son extension à l’enseignement supérieur) en 1987 puis en 1992, la généralisation des stages (dont son introduction au collège), la professionnalisation des universités avec la création des licences et masters professionnels au tournant des années 2000.

3 Gilles Moreau, « Formation ou formatage ? Les transformations de la formation professionnelle des futurs ouvriers et employés », Germinal n°5, 2022.

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CQFD n° 227 (février 2024)

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