Quand les enfants régnaient sur les terrains vagues
Des îles au trésors en pleine ville
Les Terrains d’aventure (TA) apparaissent en France dans les années 1970, fruits d’un réjouissant contexte d’ébullition politique et de transformations sociétales. Une partie de la jeunesse, boostée par l’agitation de Mai 68, expérimente alors tous azimuts : travail, habitat, vie communautaire, voyage et pédagogie. En parallèle, Paris est secouée par de grandes transformations urbaines, les bulldozers détruisant des quartiers entiers, ne laissant derrière eux que d’immenses terrains vagues. C’est ainsi le cas du quartier de la place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement de Paris. Les bâtiments insalubres logeant une population pauvre et cosmopolite laissent progressivement place à des immeubles de propriétaires, chassant les habitants les plus modestes en banlieue. Dans ces interstices de la ville en rénovation, les terrains vagues constituent un espace de jeux idéal pour les enfants – ambiance Quick et Flupke.
Inventés dans les années 1930 par un paysagiste danois, les TA sont des espaces sans jeux préfabriqués, ni activités prémâchées. Ils sont encadrés par des animateurs laissant les enfants libres de leurs mouvements. Mieux : ces adultes leur donnent des outils et du matériel afin qu’ils puissent construire ce qu’ils désirent. En somme, ce sont des terrains vagues un peu institutionnalisés. En Grande-Bretagne, on les désigne sous le nom de junk playground.
À Paris, une première expérience de TA voit le jour au début des années 1970, dans le IVe arrondissement. Après en avoir eu vent, une association du XIXe, Place des Fêtes avenir, créée pour revendiquer une maison de quartier dans le cadre de la rénovation, décide de mettre en place son propre Terrains d’aventure. Le projet met deux ans à aboutir – longue démarche. En 1974, un terrain de 1 100 mètres carrés est finalement proposé à l’association. Seule condition : l’occupation sera temporaire. Michel, qui a intégré Place des Fêtes avenir à l’occasion d’un stage, se retrouve alors embauché comme animateur. « Le terrain était clos par une palissade et fermé par un portail en bois, se souvient-il. Quand il a ouvert en 1974, j’étais le seul intervenant, mais je recevais parfois le renfort de stagiaires. Un an plus tard, j’ai été rejoint par Maribé, qui était éducatrice de jeunes enfants. Un soulagement – jusqu’à son arrivée, j’avais eu du mal à assurer les horaires d’ouverture. »
Feux et cabanes
La journée commence souvent de la même façon. Dès qu’ils arrivent sur le terrain, les enfants allument un feu. « Les flammes atteignaient parfois deux-trois mètres », se remémore Michel. Et d’expliquer que les mômes utilisaient comme combustible tout ce qu’ils trouvaient dans le quartier. Jusqu’à des bombes aérosols, qui explosaient dans le foyer. Dangereux ? Pas tant que ça : « C’est vrai que les voisins ont souvent appelé les pompiers. Mais il n’y jamais eu de réel problème. » Quant aux blessures, elles se limitent à des clous enfoncés dans les pieds – rien de très grave.
Autre activité fétiche, la construction de cabanes. « On approvisionnait le terrain en matériel qu’il fallait souvent renouveler. Surtout les marteaux et les scies, qui disparaissaient très vite... On récupérait des palettes dans une entreprise et, de temps en temps, on achetait un stock de planches, raconte Michel. Les cabanes tenaient debout, même si leur conception et leur construction se faisaient à l’instinct. Certaines étaient même carrément ambitieuses : je me souviens que l’une d’entre elles reposait sur pilotis et qu’une autre comptait trois étages ! De toute façon, elles étaient détruites aussi vite qu’elles sortaient de terre. »
Cabanes mises à part, Maribé et Michel n’ont pas toujours tâche facile. Les logiques de bande posent parfois problème. Tandis qu’à l’inverse, « certains gamins paumés se retrouvaient très seuls et isolés », souligne Maribé. Quant aux enfants les plus âgés, ils finissent par s’ennuyer sur ce terrain exiguë dont ils font rapidement le tour. Animer plutôt qu’éduquer
Michel et Maribé tiennent à préciser qu’ils n’étaient pas des éducateurs, mais bien des animateurs : « Notre rôle était de créer un espace de liberté pour les enfants en apportant un minimum de règles de vie sociale. » Ils veillent simplement à ce qu’il n’y ait pas de dérapages en fixant quelques principes de base. Ils font ainsi en sorte d’éviter les agressions physiques entre enfants et apportent leur aide à ceux qui en ont besoin. Par ailleurs, une association est créée pour que les TA se coordonnent : Action pour les Terrains d’aventure (ACTA). Elle permet aux animateurs d’organiser des rencontres, de s’entraider et d’échanger à un niveau européen.
Mais au bout de deux ans d’implication, Michel et Maribé décident d’arrêter l’expérience. Leur appartement donne directement sur le terrain : ils ne peuvent jamais réellement décrocher. Et leurs conditions de travail n’ont rien d’idylliques : « Le salaire était très bas et les enfants les plus vieux nous posaient des problèmes, explique Michel. Ils tournaient en rond, entrant de plus en plus souvent en conflit avec nous. »
Deux autres animateurs les remplacent : Agnès et Bertrand. Eux s’investissent également beaucoup et obtiennent un remodelage du terrain, qui permet une relance de l’activité. Au fil du temps, ils construisent une tyrolienne et un four, et organisent des ateliers de réparation de mobylettes. Progressivement, ils se muent ainsi en éducateurs. Mais pas pour longtemps : le terrain ferme un an plus tard, laissant place au chantier d’un nouvel immeuble.
Terrain d’aventure vs jardin public
Quarante ans plus tard, Michel et Maribé ont encore des étoiles dans les yeux quand ils reviennent sur cette expérience à part. Et tous deux regrettent amèrement qu’il n’existe plus de TA en France. La pression foncière est passée par là : « On ne laisse plus de terrain vague à l’abandon en pleine ville ! »
Les jardins publics font aujourd’hui office de pâles succédanés aux TA : « C’est une utilisation passive de l’espace. Les enfants consomment les équipements mis à leur disposition, lesquels ne laissent aucune place à la créativité. Ce sont des adultes qui décident ce qui est bon pour les enfants, avec une forte présence des parents. Le partage n’y est plus le même : chacun amène son seau pour le bac à sable ! Cela n’a rien d’épanouissant pour les gamins, qui ont besoin de sentir les éléments – la terre, le bois, le feu, l’eau. » Bref, les deux anciens animateurs en sont convaincus : le jardin public ne favorise ni exploration, ni émancipation. Au contraire, il s’agit d’un espace de contrôle social et de dépossession.
Il pourrait pourtant en être autrement, soulignent Maribé et Michel : « Il faudrait remodeler les parcs publics de manière à ce qu’un espace soit réservé aux enfants. Un lieu de liberté. Mais il faudrait pour cela faire confiance aux mômes. Et délaisser en partie l’obsession de la sécurité et des normes. » Soit un vrai changement d’état d’esprit en matière d’éducation – pas demain la veille, malheureusement.
Par Frantz. Pour suivre les aventures, les productions et les réflexions de Frantz et Mathieu, des urbanistes pas comme les autres, visitez leur site esPASce POSSIBLE ?.
illustration juliette iturralde
Cet article a été publié dans
CQFD n°166 (juin 2018)
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Paru dans CQFD n°166 (juin 2018)
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Mis en ligne le 22.08.2018
Dans CQFD n°166 (juin 2018)
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