Culture : La révolte muséifiée

De même qu’ici les révolutions occupent volontiers certains rayons de librairie, de l’autre côté de la Manche, le Victoria and Albert Museum accueille une collection d’ustensiles à la symbolique émancipatrice1… Visite de ­l’exposition ­Disobedient Objects, mise en scène esthétique et policée de quelques-unes de nos rébellions.

Dans le hall monumental, rien ne laisse transparaître le défi qu’abritent les couloirs du V&A Museum. Coincées entre des statues mâles, des butins d’outre-mer et une collection de robes de mariées, la petite salle dédiée aux objets désobéissants offre une barricade sérigraphiée en guise d’entrée en matière. Derrière, un enchevêtrement arty de pupitres en aggloméré et plexiglas cheap accueille un bric-à-brac dont la cohérence réside dans l’usage subversif de ces pin’s de ­Solidarnosc, de cette application insolente pour Smartphone ou de ce lance-pierre palestinien. Tous ces objets tentent d’illustrer une certaine idée de la désobéissance. L’objectif des commissaires est de leur rendre un hommage qui leur aurait été refusé, en célébrant leur rôle majeur dans des processus de revendication, tout en y accolant un sens esthétique qui leur faisait a priori défaut au départ.

D.R.

Les objets ici rassemblés proviennent de tous les recoins de la planète. On croise des petites poupées zapatistes, des arpilleras2 du Chili de Pinochet, des masques à gaz artisanaux turcs… En à peine cinquante mètres, on fait en quelque sorte un tour du monde de la révolte depuis le début des années 1970. Nombre de ces objets sont le fruit de détournements d’un premier usage plus prosaïque, et donnent à l’ensemble un côté joyeusement foutraque de cabinet des curiosités insoumises. Il se pourrait même que l’on se laisse prendre au tableau surréaliste des pavés gonflables rebondissant sur les Mossos d’Esquadra (flics catalans) lors de la grève générale de 2012… Cependant, si l’on sourit de certaines audaces, un léger malaise s’installe quand une fronde made in Palestine, période première Intifada, côtoie le bike sound-system d’un camp climat, et ce sans aucune transition. La forme même d’une exposition « artistique » implique sans doute que l’on ne s’embarrasse pas de contextualisation. Le résultat immédiat est de mettre sur un même plan la résistance palestinienne et les épisodiques révoltes de la jeunesse occidentale.

L’oubli, semble-t-il volontaire, de certains objets questionne également  : pas une allusion au cocktail Molotov, récurrent marqueur de l’intensité d’une rébellion. Et lorsque le phénomène du squat est évoqué, on préfère se référer à un antique Squatter Handbook, ou à l’expulsion d’un squat néerlandais, sans que la situation locale du logement et la criminalisation du squat au Royaume-Uni ne soient évoquées un seul instant.

L’exposition laisse ainsi la part belle aux qualités esthétiques, comme il est d’usage dans ce genre d’endroit, laissant de côté les objets sulfureux, ou trop ancrés dans une réalité qui s’arrête aux portes du musée. Les visiteurs appréhendent une certaine idée de la révolte, parcourant les allées comme dans n’importe quel musée en s’efforçant de ne laisser paraître de la rébellion que des cendres froides et inoffensives. Mais que reste-il de la revendication et de ces processus de création quand les bannières sont surveillées par des vigiles, ou que l’on fabrique des book blocs3 pour les besoins d’une exposition ? Quand rien, ou si peu, ne fait écho à l’actualité des luttes sociales ?

Les vendredis soirs, l’exposition se pare de brèves performances afin de rendre compte de la vivacité des dissidences, à un jet de pavé du palais royal. L’occasion pour quelques activistes, comme on les nomme, d’investir à leur tour cet espace : après s’être déhanché sur les lourdes basses de Dissident Island, on a pu s’adonner à quelque activité révolutionnaire d’avant-garde, comme écouter les digressions de penseurs de renom alors qu’ils se font masser ou couper les cheveux. Étrange spectacle à l’ombre des éphèbes de marbre… Un peu plus loin, une table solitaire fait écho aux émeutes de 2012 qui avaient embrasé Londres, présentant les marchandises volées par des manifestants. Une bouteille d’eau, deux chaussures dépareillées, un cubi de vin, objets auxquels sont accolées les durées impressionnantes d’embastillement des pillards arrêtés. Sans une ligne sur les raisons d’une telle fronde, ou sur la réponse autoritaire qui y fut apportée… À la fin de l’exposition, un carré dessiné au mur invite à y apposer les stickers contestataires qui trouveront peut-être leur place dans la rue demain. Des mains peu obéissantes s’attachent à auréoler ce carré d’autocollants mal placés, hors-cadre… Tout n’est peut-être pas perdu.


1 Exposition jusqu’au 1er février 2015, entrée libre.

2 Petites tapisseries brodées dénonçant la dictature.

3 Boucliers en forme de couverture de livres, utilisé lors de manifestations étudiantes londoniennes de 2010 et recréés pour les besoins de l’exposition.

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