Forteresse Europe
Cartographier les remparts pour y tailler des brèches
Est-il nécessaire de présenter celui qui signe de sa plume une grande partie des pages de CQFD ? Oscillant entre reportages de terrain, et chroniques envolées, on peut parfois se demander à propos d’Émilien Bernard : mais d’où lui vient cette énergie prolifique ? Il serait tentant de répondre en exposant les complexités du personnage, plein d’empathie, qui égaie le quotidien de la rédac, mais ce serait tricher. Parce qu’en travaillant sur les frontières, il a fait ce qu’on peut faire de mieux en tant que Blanc éduqué de la classe moyenne, muni d’un passeport français : il s’est mis en retrait, à l’écoute, en rage. Et ça transpire dans son écriture.
Forteresse Europe – Enquête sur l’envers de nos frontières (Lux, février 2024) est un livre dense, fruit d’années d’enquêtes aux frontières, constituant une cartographie des remparts au sein desquels le Vieux Continent cherche à se cadenasser. Des rails de Subotica aux barrières high tech de Melilla ; des Alpes glacées au tombeau de la mer Méditerranée ; des CRA de Marseille à la jungle de Calais… Au fil de la lecture, les murs sont auscultés sous toutes leurs coutures : physiques, administratives, psychiques, idéologiques. Au-delà d’un solide travail journalistique, la force du livre est de rassembler la parole de celles et ceux qui démontent, naviguent, contournent, ou volent au-dessus de ces barrières macabres. Personnes exilées en premier lieu, mais aussi militants et chercheurs engagés. On est fiers de faire la promo d’un mini pavé qui viendra pour sûr s’ajouter à la bibliothèque de toutes celles et ceux qui, pierre par pierre et mur par mur, s’appliquent à détruire cette foutue forteresse.
Le mur, le voilà. Balafrant la plaine, immense et monotone qui s’étend de Budapest à Belgrade, coupant en deux une opulente région agricole dont les populations mêlées ont toujours joué à saute – frontières. À l’arrière des jardins du village de Rastina, à une vingtaine de kilomètres au nord de Sombor, parmi les vergers et les champs de colza, deux barrières métalliques, hautes de quatre et trois mètres, hérissées de barbelés concertina, encadrent une voie réservée aux patrouilles des flics et des douaniers. Le dispositif sécuritaire est agrémenté d’un arsenal de gadgets dernier cri, détaille le réseau Migreurop : “Cette barrière est équipée de technologies capables de délivrer des décharges électriques, de capteurs de chaleur, de caméras, ainsi que de haut-parleurs s’adressant aux personnes exilées en plusieurs langues.” Le nec plus ultra. […]
Plus les murs sont hauts et retors, plus il faut rivaliser de techniques pour les franchir. Une sorte de jeu d’échecs, où les personnes exilées avancent aussi leurs pions, remportant souvent la partie. Il faut ici insister sur cette idée, qui permet d’invalider cette image de passivité trop souvent associée aux personnes en exil, ramenées à des corps martyrisés, des chairs à matraques, des êtres sans autonomie que condamneraient les politiques migratoires. À l’ancestral “et pourtant elle tourne” répond le plus contemporain “et pourtant ils et elles passent”. “Il y a quelque chose de l’ordre d’une poussée à l’autonomie que les entreprises de découragement et d’immobilisation parviennent difficilement à retenir”, résume Camille Schmoll dans Les Damnées de la mer. Corollaire : si les murs se rehaussent, c’est parce qu’en face sont déployées des stratégies collectives, des ingéniosités agissantes. “Érigeant une figure noire du danger migratoire, les discours politico-médiatiques dépeignent les sauteurs de barrière comme une masse animalisée utilisant son corps de façon primitive à l’assaut des enclaves espagnoles”, rappelle la sociologue Elsa Tysler. Pour elle, la réalité est aux antipodes : “Il s’agit au contraire d’un travail organisé de résistance collective, fruit d’un savoir minutieux construit et transmis dans le temps, s’adaptant constamment à l’évolution des mesures de contrôle et de répression.” D’où les assauts collectifs. D’où les “crochets” utilisés pour escalader les barrières munies d’un maillage anti-escalade. D’où cet épisode en 2018 où les personnes exilées ont utilisé scies circulaires et cisailles pour la réussite d’un passage collectif. D’où enfin le cas réjouissant d’un exilé franchissant en décembre 2022 la barrière de Melilla en parapente, avec ce que cela suggère de génie logistique dans ces conditions. Autre exemple d’adaptation au terrain avec les moyens du bord, le témoignage de Pascal, recueilli au mont Gourougou en 2013 et mentionnant la neutralisation des dispositifs “catapultes” alors en place : Quand on lançait une “avalanche”, on disait qu’on allait au “choc”. Quelques jours avant, on avait nommé un chef, chargé de préparer puis d’emmener la charge. On rampait le plus près possible de la barrière. Puis le chef criait “Yallah !” et tout le monde se ruait sur la frontière. Les premiers en haut cassaient les “catapultes” en tirant dessus à quatre ou cinq. On disposait ensuite les “kosovos” [les couvertures distribuées par Médecins du monde] sur les barbelés. Il s’agissait ensuite de sauter de l’autre côté. Cette adaptation aux conditions matérielles de passage implique une prise de risque toujours plus marquée, sans compter l’effroi qu’elle implique, ce que Pascal rappelait déjà en 2013 : “C’est difficile à imaginer, 100 ou 200 personnes escaladant des barrières aussi hautes. Et à vivre sur le moment, c’est vraiment terrifiant. On fumait souvent du hasch avant, pour se donner du courage. Il faut être un peu fou pour tenter ça.” […]
La Roya. Briançon. Calais. Marseille. Paris. Mais aussi Limoges, Hendaye, le plateau de Millevaches, Angoulême, Concarneau, Trifouillis-les-Oies… Autant de lieux hexagonaux où malgré l’inflation et la démesure des murs, malgré la répression et l’aigre du temps, des cohortes militantes s’organisent pour riposter à la forteresse, ouvrent des lieux d’accueil, manifestent contre des lois iniques, montent des actions avec les personnes exilées, s’arrangent pour qu’elles n’atterrissent pas en CRA… Militant d’AlarmPhone, Florent souligne la multiplicité des engagements : “Quand tu creuses, tu te rends compte qu’il y a une foule de gens impliqués a leur manière. Que ce soit dans les grandes villes ou dans les campagnes […]. Avec beaucoup d’expérimentations et souvent un refus de la centralisation.” Florent n’est pas le seul à le proclamer : le désert exigé par la forteresse n’empêche pas la multitude des soutiens, qui vont de grandes manifestations contre la future loi Darmanin à l’hébergement durable qu’offre mon amie Françoise à de jeunes Guinéens, en passant par les cours de français que donnent bénévolement deux de mes tantes à des personnes exilées ayant atterri dans leur coin paumé des Vosges. Non, le rouleau compresseur n’a pas tout écrasé. De même que les murs finissent toujours par être franchis, les tentatives d’invisibilisation et d’atomisation tombent sur des os, moins médiatisés et soutenus que les mouvements de sans-papiers dans les années 1990, mais bien réels. Se confronter aux réalités de l’exil en s’engageant aux côtés des premiers et premières concernés permet de vite comprendre que les discours anxiogènes distillés par les politiques et les médias sont une aberration.
Cet article a été publié dans
CQFD n° 227 (février 2024)
Ce numéro 227 signe le retour des grands dossiers thématiques ! « Qui sème la terreur ? », voici la question au programme de notre focus « antiterrorisme versus luttes sociales ». 16 pages en rab ! Hors-dossier, on décrypte aussi l’atmosphère antiféministe ambiante, on interroge le bien-fondé du terme « génocide » pour évoquer les massacres à Gaza, on retourne au lycée (pro) et on écoute Hugo TSR en cramant des trucs.
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Paru dans CQFD n° 227 (février 2024)
Par ,
Illustré par Louis Witter
Mis en ligne le 02.02.2024
Dans CQFD n° 227 (février 2024)
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