Cantine : « Nous sommes ce que nous mangeons… »
La belle de mai, quartier populaire à l’abandon, îlot autrefois villageois coincé entre tunnels, voies ferrées, autoroute, passerelle routière… On dirait qu’ici l’air et le temps se sont figés. Les mêmes jeunes en attente au coin d’une rue, dans l’encoignure d’une porte d’immeuble, changent de poste d’observation au gré de la courbe du soleil, mais sans jamais, dirait-on, changer de zone. « La Cantine du Midi a vu le jour en septembre 2013, raconte Sonia. Avant, il y avait la Kuizin. Ses fondateurs cherchaient une équipe capable de reprendre le flambeau en respectant la philosophie du lieu. » Cosimo évoque ses circonstances personnelles : « J’étais en pleine crise existentielle. Jeune papa, arrivé récemment à Marseille, je voulais, après avoir travaillé comme éducateur dans un quartier périphérique de Naples, passer à quelque chose de plus concret, de plus manuel. Bosser avec ses mains, ça permet d’exprimer une critique en acte de la société. » À midi, du mardi au vendredi, la salle et ses deux longues tables sont prises d’assaut par une clientèle d’habitués, d’amis et de voisins qui vont chercher les plats au comptoir, à la limite symbolique qui, ailleurs, séparerait ceux qui mangent de ceux qui cuisinent. Pas ici : la frontière, par volonté des permanents, est devenue poreuse. On passe vite, presque sans le vouloir, du statut de convive à celui de mirliton ou chef d’un jour. C’est le cas de Carolina : « Je suis venue deux ou trois fois préparer des plats chiliens, mexicains. J’avais déjà travaillé en cuisine, mais le marché de la restauration m’a dégoûtée : produits industriels, tarifs prohibitifs, conditions de travail dégueulasses, absence de contact autre que commercial avec le public… »
La Cantine fonctionne plus ou moins comme la Kuizin, dans le respect de l’expérience antérieure, mais la nouvelle équipe y a insufflé une atmosphère plus ouvertement méditerranéenne. « Le fait d’être des étrangers venus du Sud attire la curiosité, mais on ne pouvait pas en rester à cet attrait un peu exotique, constate Cosimo. La participation des habitués à la confection des menus a été une solution à ce petit problème. Ne pas être chez toi, ça t’oblige à t’ouvrir. Notre fonctionnement est familial, enraciné dans la culture de chacun. » En neuf mois, plus de cinquante personnes sont passées derrière le comptoir.
Sonia revient aux sources : « Il y a un an, c’est d’abord par curiosité que j’ai assisté aux réunions visant à mettre en place la suite de la Kuizin. Personne n’osait prendre le taureau par les cornes. Pourtant, on ne pouvait pas laisser tomber un tel espace, une cuisine aussi vaste, aussi bien équipée, un héritage aussi généreux. Le seul qui semblait vraiment convaincu, c’était Cosimo. Le jour où Juliette m’a dit qu’il jetait lui aussi l’éponge faute d’associés, je suis allée le voir. On ne se connaissait pas, mais j’avais goûté à sa cuisine et elle m’inspirait confiance. On s’est vus chez lui, avec sa petite famille, et on a décidé de se lancer ensemble dans l’aventure. » Giuseppe, en provenance d’un Mezzogiorno plus rural que celui de Cosimo, n’a pas tardé à les rejoindre : « Quelqu’un a dit un jour que nous sommes ce que nous mangeons, je suis d’accord avec ça. »1 Autre passagère spontanée devenue équipière régulière, Marie, jeune Allemande grandie dans les squats de Berlin, explique ses motivations : « J’ai eu une enfance mouvementée et, pour moi, les repas ont toujours été un point d’ancrage indispensable. » Fred, pensionnaire de l’Armée du Salut ayant vécu quinze ans dans sa voiture, ne dit pas autre chose : « Pour moi, les soupes populaires, ça a toujours été vital, pour me nourrir, mais aussi pour rencontrer des gens. »
« Mange, que tu fréquentes !2 » Il y a mille chemins pour accéder au saint des saints de la Cantine. Les ados Toni Merguez et Dounia le savent, eux qui s’y sont connus et ont vécu un flirt-éclair plein de rebondissements, en une seule semaine de stage ! « Les relations qui se tissent autour des marmites éveillent les sens, souligne Sonia d’un air complice. Les gens passent d’un côté à l’autre du comptoir et investissent la cuisine avec leurs recettes. Autour des fourneaux, s’ouvre un espace propice aux confidences, à la complicité. Nous aimons partager ce côté affectif, ça fait partie des plaisirs simples de la vie. » Des collaborations ponctuelles avec les associations comme les Nomades célestes ou l’Équitable café ont aussi permis d’ouvrir les portes à des populations très diverses, dont certaines dites « en difficulté ». « Nous sommes tous des cas sociaux à partir du moment où nous ne sommes pas satisfaits de l’existence que le système nous vend, clarifie Cosimo. Mais en prenant soin de mélanger des gens différents, nous évitons de nous laisser enfermer dans un rôle d’assistantes sociales. »
Côté finances, ici s’opèrent des miracles de funambulisme à faire blêmir plus d’un expert-comptable… On parle ici d’une petite utopie très terre-à-terre. « Le fait que Cosimo et moi venions de régions (Andalousie et Mezzogiorno) où l’État est beaucoup moins présent dans la vie et dans la tête des gens a eu une influence sur l’ambiance et la manière de bosser ici. Nous avons fonctionné sans subventions, à part nos deux contrats aidés. Je crois en une autre façon de faire de la politique, loin des pancartes, des drapeaux, des slogans, là où on prend la peine de construire d’autres réalités, dans un entourage plus chaleureux, plus fraternel. On ne pourra pas changer le monde si on ne commence pas par là, par ce que nous avons à portée de main. » Cosimo cause comme il prépare les pâtes fraîches ou la soupe de poissons – harponnés par ses soins –, avec poésie. « La cuisine est une des rares émotions qu’on peut exprimer en public, au-delà du cercle privé, et par-delà les barrières sociales. C’est un savoir-faire transmis gratuitement par les parents. La manière de servir ce que tu as cuisiné est aussi importante que celle dont tu l’as préparé. Il y a urgence à retrouver une sincérité et une cohérence qui se sont perdues dans la bouffe-business, dans le calcul mercantile, dans le snobisme et les effets de mode qui font qu’aller au restau est devenu un moment stressant, où tu te méfies de ce qu’on va te servir et du prix que tu vas payer ! Obtenir son aliment est une lutte essentielle. Notre manière de faire bousculer la frontière entre le travail, le loisir et les gestes les plus quotidiens. Mélanger tout ça dans un seul espace, c’est ce que j’avais envie de réaliser. »
Si cette première saison a été placée sous le signe de l’improvisation, la fine équipe n’a pas pour autant renoncé au pouvoir de l’imagination. « On cherche un terrain pour y cultiver un jardin potager en association avec d’autres, lance Sonia en mode ballon-sonde. Dans le but de renforcer l’autonomie du lieu et le contrôle sur la qualité des produits. » Et ce dynamisme n’empêche pas de garder l’esprit serein : « Nous aimerions élargir notre bande pour ne pas nous tuer au boulot. Il s’agit avant tout de prendre du plaisir ! »
« Quand tu es aux fourneaux, tu exprimes tes émotions du moment, comme quand tu prépares des petits plats pour une soirée entre amoureux, philosophe un Cosimo résolument pratique. Tu as envie de plaire, de raconter ta propre histoire. Au plus tu es sincère, meilleur ce sera. Tu perpétues l’esprit de ceux qui étaient là avant toi, tu transmets une mémoire, un goût, une passion pour la vie. Il y a de l’art là-dedans, ou plutôt de l’artisanat. Mon rêve, c’est d’enseigner à mes petits-enfants comment cuisinaient ma mère, ma grand-mère. Un de mes plus beaux souvenirs, c’est le jour où j’ai été accepté par les femmes de ma famille dans la cuisine, sur leur territoire, et pas comme spectateur, mais comme participant actif. » Sonia approuve des deux mains : « De nos jours, partager des moments agréables, joyeux, c’est la meilleure des façons de lutter contre l’isolement et l’aliénation qu’impose cette société. »
1 « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. » Anthelme Brillat-Savarin. Note du webmaster.
2 Expression de grand-mère marseillaise qui signifierait quelque chose comme : « Compte-tenu de l’intensité de ta vie sentimentale, il serait raisonnable de te substenter en conséquence. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°125 (octobre 2014)
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Paru dans CQFD n°125 (octobre 2014)
Par
Illustré par Canijasoder 15
Mis en ligne le 24.11.2014
Dans CQFD n°125 (octobre 2014)
26 avril 2015, 18:48, par Zorro 43.
On y trouvera CQFD très bientôt entre riz de veau et mousse de Fabre d’églantine.