« L’apothéose du pire »

Azincourt toujours

La guerre, c’est l’enfer. Mais une bataille dans laquelle la France perd la quasi intégralité de ses élites aristocratiques et guerrières dans un grotesque bain de boue, ça a quelque chose de revigorant. Petite plongée dans Azincourt par temps de pluie du pétulant Jean Teulé.

Les encyclopédies sont formelles : l’histoire militaire regorge d’épisodes guerriers caractérisés par une crétinerie abyssale, à l’image des meurtrières offensives inutiles de la Première Guerre mondiale. La guerre est aussi conne que laide, c’est ainsi. Mais la France peut s’enorgueillir d’avoir fourni en la matière un cas d’école particulièrement gratiné : la bataille d’Azincourt, le 25 octobre 1415. Pour Jean Teulé, qui vient de publier un petit opus sur le sujet intitulé Azincourt par temps de pluie1, c’est même un must indépassable : « La bataille la plus bête de l’histoire de l’humanité », déclarait-il récemment sur France Info. Cocorico.

Écrivain prolifique porté sur les zigzags improbables de l’histoire, capable de décrire aussi bien l’épidémie dansante de Strasbourg – Entrez dans la danse (Julliard, 2018) – que la vie plus que dissolue de l’auteur des Fleurs du mal et « premier punk sur terre » – Crénom, Baudelaire  ! (Mialet-Barrault, 2020) –, Jean Teulé est un conteur-né. Et dans Azincourt par temps de pluie, il n’a pas à forcer sa verve pour dépeindre l’immensité du désastre. Tout ici est rassemblé pour une rouste d’anthologie, qui voit la noblesse française purement et simplement annihilée, engloutie dans la boue – « l’apothéose du pire ».

« Dans la boue jusqu’aux genoux »

En ce jour méchamment pluvieux d’octobre 1415, deux armées se font face. À main gauche, celle du roi d’Angleterre Henri V, moins de 6 000 hommes, décimée par une « dysenterie foudroyante » consécutive à une razzia de moules avariées et ne souhaitant qu’une chose : rentrer fissa en Angleterre. À main droite, barrant la route de Calais, l’armée bien plus fournie2 du monarque français Charles VI le Fol. Ledit siphonné n’est pas venu : sa lubie, c’est de croire qu’il est en verre et cassable au premier choc. Pour le reste, ils sont quasi tous là, ducs et chevaliers, maréchaux et connétables, Armagnacs et Bourguignons, et ils piaffent d’impatience, se battent même pour être aux avant-postes – « “Moi, je veux être en première ligne  !” s’exclame un baron. “Moi aussi”, revendique un comte. “Je ne serai pas en deuxième ligne !” prévient le novice en bataille, neveu du roi. »

La suite ? Épique, à tel point que Shakespeare en fait des gorges chaudes dans son Henry V. Dénués de toute stratégie, placés en contrebas où ils se font décimer par les arcs longbows des Anglais, les fiers-à-bras du royaume de France, engoncés dans leurs lourdes armures, sont incapables de réagir, piégés par le « bourbier artois » : « Les Français ne bougent pas parce qu’ils ne peuvent pas bouger. Ils sont englués dans la boue jusqu’aux genoux. Les chevaux, sur les ailes, c’est jusqu’aux flancs. Trois heures d’attente à s’impatienter en trépignant sur une telle vase... »

Et une voix de s’élever : « Pourquoi est- ce qu’on a attendu les Anglais à cet endroit  ? »

La suite est pure débandade, conséquence d’une stratégie absurde, d’une logistique défaillante (les arbalètes flanchent car elles ont passé la nuit sous la pluie) et d’un entêtement dément à combattre selon les règles vermoulues de la chevalerie. Teulé, qui s’appuie sur des sources historiques mais aime bien en rajouter, décrit avec une joie maligne et un chouïa perverse l’enlisement des lignes d’attaque françaises empalées sur les pieux des Anglais et décimées de manière proprement ahurissante – « Tentant de porter secours, le troisième corps de bataille pousse les deux premiers vers les haches. Ça fait comme une viande tassée vers les dents d’un hachoir dont je ne sais qui tournerait la manivelle. »

Les troupes d’Henri V, pas exactement un poète, enfoncent le clou et achèvent tous les blessés sur le champ de bataille. Si le massacre est terrifiant, il a aussi quelque chose de logique : ainsi périssent les pires va-t-en-guerre du royaume de France, les accros de la baston virile et stupide – les fleurs du mal et du mâle, quoi. Et on se prend à rêver d’une pareille ponction chez les chefs de guerre de ce monde et leurs supplétifs marchands d’armes, un bel embourbement pour faire place nette (mais qui épargnerait les enrôlés de force). Qu’ils nous foutent la paix, quoi. Qu’on fêtera à grandes lampées de roteux en se remémorant cet élan du cœur de Teulé :

« C’est pas possible, ils ont pas pu être aussi cons  ? Bah si. »

Émilien Bernard

1 Éditions Mialet-Barrault, 2022.

2 Les historiens s’écharpent sur la question, mais s’accordent à dire qu’ils étaient au moins le double – certains avançant des chiffres beaucoup plus conséquents.

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CQFD n°208 (avril 2022)

Dans ce numéro d’avril peu emballé par les isoloirs, un maousse dossier « Crime et résistances » sur la guerre en Ukraine, mais aussi : le bilan écolo pas jojo de Macron, une plongée dans le « théâtre » de la frontière à Calais, le « retour de Jim Crow » aux États-Unis, une « putain de chronique », un aperçu du désastre d’Azincourt, une dissection du cirque électoral, une évocation des canards perdus au pays des cigognes…

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