Jours de vote au Kurdistan syrien
Aux urnes au Rojava !
En cette froide après-midi de tout début décembre, sur une place de Qamishlo, une grande tente est dressée en vue des élections. La ville est la plus peuplée de cette région à majorité kurde du nord de la Syrie, appelée Rojava. Abdulkarim Abduwaheb, père de trois enfants, distribue des tracts aux passants, les appelant à se rendre aux urnes pour choisir les élu.e.s des nouvelles assemblées de la jeune Fédération démocratique du nord de la Syrie – non reconnue par le régime syrien.
Abdulkarim, bien que soutien de la liste Netewa demokratik (Nation démocratique), est surtout là pour populariser le processus révolutionnaire en cours. C’est que la société syrienne n’est pas accoutumée aux élections démocratiques : il n’y en a pas eu depuis le coup d’État de la junte militaire, en 1963, puis la prise de pouvoir de Hafez el-Assad (père de Bachar) en 1970. Autant dire un bail. « Depuis les débuts de la Révolution en juillet 2012, nous attendions ce jour où nous pourrions appeler les gens à voter, s’enthousiasme le militant. Peu importe qui sera élu ou quel parti l’emportera. Ce qui compte, c’est que la société puisse enfin donner son opinion et valider ce nouveau système démocratique. »
Éviter la guerre civile
Abdulkarim ne se contente pas de tracter – il est aussi actif au sein de l’Assemblée du peuple de sa commune. Répartis sur tout le territoire, ces organes constituent de nouvelles entités administratives, à la base de l’organisation en fédération et regroupant chacune une centaine de familles. Leurs missions sont larges – « Tout ce qui se passe dans le quartier, de l’approvisionnement en eau à l’entretien de l’école. » Pour satisfaire au mieux les besoins, le travail est réparti en commissions. Dans la commune d’Abdulkarim, une commission de résolution des conflits permet ainsi de régler les bisbilles entre voisins, tandis que les membres de la commission pour l’économie s’emploient à mettre en place des coopératives de production, comme alternative au système capitaliste.
Mais ce n’est pas tout. Depuis que le peuple du Rojava a pris les rues et les armes, en chassant une grande partie des forces du régime, toute une nouvelle structure démocratique a vu le jour. Les communes, coopératives et associations ou organisations des femmes et de la jeunesse sont rassemblées au sein du TEV-DEM (Mouvement pour une société démocratique), afin de permettre une meilleure coordination entre les différents groupes sociaux et territoires. Abdulkarim en est persuadé : ce système « a évité une guerre civile au nord de la Syrie en faisant cohabiter toutes les cultures, religions et populations ».
« Deux arbres par personne »
Comme tous les aspects de la vie et de l’organisation politique ne peuvent être traités au seul niveau des communes, des assemblées représentatives pour les échelons administratifs (provinces, cantons et régions) ont aussi été créées. Ce sont justement les membres de ces assemblées qui viennent d’être élus début décembre. Les 26 partis actifs dans la région de Qamishlo s’étaient ainsi répartis sur deux listes concurrentes. La première s’affirmait comme émanation du nationalisme kurde. Mais la seconde défendait les principes d’une nation démocratique, qui voit comme une richesse la diversité de peuplement. D’où son nom, Netewa demokratik. Et son programme revendiquant l’organisation démocratique, l’émancipation des femmes et l’écologie.
Le tract distribué par Abdulkarim liste ainsi les propositions. À commencer par cette revendication de « deux arbres par personne et un arbre devant chaque maison », pour remédier à la pauvreté de la flore, conséquence de la politique de monoculture intensive imposée autrefois par le régime dans cette région, souvent appelée le « grenier à blé » de la Syrie. De la même manière, l’ambition d’une coexistence pacifique entre les communautés répond aux tentatives de division de l’État syrien, qui avait mené des opérations de remplacement de populations, notamment en offrant de grandes propriétés terriennes à des familles arabes, au détriment de certains paysans kurdes. Sur les immeubles, les panneaux appelant à voter s’affichent d’ailleurs dans les trois langues officielles de la région, kurde kurmancî, arabe et syriaque. Ce scrutin de décembre fait suite aux élections communales, qui se sont tenues en septembre dans 4 600 agglomérations. Et ce n’est pas encore fini : le troisième étage de la fusée démocratique est prévu pour le 19 janvier prochain, avec l’élection des assemblées des trois régions (Efrîn, Firat et Qamishlo) et celle des 300 membres de la future Fédération.
« Parler sur un pied d’égalité »
Tout a été prévu pour assurer la meilleure représentation possible. Les instances élues sont, ou seront, composée pour moitié de femmes. Le règlement des élections prévoit aussi « que tous les groupes ethniques, culturels et religieux soient représentés dans les conseils » : un quota de 40 % des sièges leur est réservé, ainsi qu’aux représentants de la jeunesse. Le mode de scrutin, proportionnel, permet à la fois la présentation de listes fermées et de candidatures individuelles – un complexe système de comptage détermine ensuite qui siège en fonction du nombre de voix. Les candidats doivent avoir au moins 18 ans et ne peuvent faire partie des forces armées. Enfin, les réfugiés politiques enregistrés et apatrides bénéficient du droit de vote : plus de 5 000 d’entre eux ont ainsi participé aux élections communales dans la région d’Efrîn.
Une visite dans le bureau de He diye Yusuf, co-présidente du conseil exécutif intérimaire de la Fédération démocratique du nord de la Syrie, permet de comprendre les enjeux politiques du scrutin. « Nous voulons la reconnaissance de notre système, explique-t-elle. Nous souhaitons parler sur un pied d’égalité avec les autres États du futur de la Syrie. Ces élections exercent donc une double fonction : confirmer la démocratisation de la société et légitimer le statut de notre fédération. » Indispensable. C’est que jusqu’à présent, les conseils du Rojava ont été tenus à l’écart des pourparlers sur la situation de la Syrie, sous la pression de l’État turc. Hediye a très à cœur que cela change et que les autres puissances de la région reconnaissent la Fédération, en tant que région autonome de l’État syrien : « Nous souhaitons répandre l’idée du confédéralisme démocratique, qui est aussi une solution pour toutes les régions du Moyen-Orient. »
Vers la démocratie directe
Qui se promène dans Qamishlo prend rapidement conscience de la complexité de la situation. Dans certaines rues, des affiches pour les élections recouvrent les murs. Mais aux entrées des zones tenues par le régime flottent d’immenses bannières représentant Bachar el-Assad. Un peu plus loin, les Asayiş, forces de sécurité intérieure kurdes, dont les voitures des unités féminines portent l’inscription « Jin jiyan azadî » (« Femme, vie, liberté »), contrôlent les voitures aux carrefours. Même à Qamishlo, relativement protégée des combats, la guerre n’est jamais loin. D’où cette question : que se passera-t-il une fois que l’État islamique aura été défait ? « Nous allons encourager l’État syrien à se démocratiser », répond Hediye. Pour se faire entendre, la Fédération a quelques atouts. Dont le contrôle d’une grande partie de la production d’électricité, des réserves de pétrole et de blé d’une bonne partie du territoire syrien.
Sa situation reste néanmoins dépendante des agissements des puissances voisines, Turquie en tête. Erdogan met ainsi tout en œuvre pour stopper ce projet d’autonomie. L’occupation par l’armée turque des environs d’Idlib fait peser une lourde menace sur la région d’Efrîn. Et le contrôle de l’Euphrate en amont du Rojava permet à la Turquie de garder la main sur l’approvisionnement en eau.
Reste que le projet d’une nation démocratique se fait chaque jour plus concret. Le scrutin de décembre, boycotté par les supporters du régime et les partisans du KDP (Parti Démocratique Kurde), a rassemblé 69 % des électeurs. Et la liste Netewa demokratik a obtenu en moyenne 90 % des suffrages. Le processus révolutionnaire s’en trouve conforté, mais il est loin d’être terminé. Si elle advient, la démocratie directe et populaire à tous les échelons résultera d’un long ré-apprentissage collectif.
Cet article a été publié dans
CQFD n°161 (janvier 2018)
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Paru dans CQFD n°161 (janvier 2018)
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 07.02.2018