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La Crangon-crangon se dépiaute à la chaîne

Au championnat du monde de décorticage de la crevette délocalisée


paru dans CQFD n°168 (septembre 2018), par Julien Brygo, illustré par
mis en ligne le 11/12/2018 - commentaires

Combats de coqs, concours d’épluchage de pommes de terre ou trophées d’empiffrage de plats caloriques : le département du Nord est friand de compétitions stimulantes et innovantes. Parmi elles, une course de vitesse méconnue – le championnat du monde de décorticage de crevettes grises. Mais derrière cette épreuve hautement sportive se cachent des intérêts un peu moins pittoresques.

Photo Julien Brygo {JPEG}

***

« Allez Nath, future championnedu monde ! »  ; « Go Muriel !C’est l’année du changement »  ; « Allez Martine ! Tous pour un, tous pour Martine !  » Il est 11 h 30 ce dimanche 5 août et la pression vient de monter d’un cran sous le chapiteau de Leffrinckoucke. Le pistolet de la seconde manche claque d’un coup sec, libérant une odeur de soufre qui se marie aux acides disséminés sur les crevettes et la citronnelle des rince-doigts. Aussitôt, quarante paires de mains s’agitent devant des barquettes remplies de crevettes grises. Comme chaque année depuis 2005, la petite cité côtière du pays dunkerquois organise l’un des tournois majeurs du circuit des sports de vitesse : le championnat du monde de décorticage de crevettes grises.

Le but de la manœuvre est simple : dépiauter proprement et en dix minutes chrono une montagne de ces minuscules crustacés à la couleur garantie locale. Pour l’autochtone, la crevette grise se pêche juste en face, à marée basse, avec un bon filet à planche, en ratissant le fond du sable aussi profondément que possible. « C’est le seul championnat du monde où il n’y a rien à gagner ! », lance le speaker sous les acclamations des quelque 250 membres du public. « C’est incroyable de voir le nombre de femmes présentes. En fait, le décorticage, c’est surtout un truc de femmes !  », s’esbaudit le commentateur. En fait.

« C’est clair, ironise le dossard 43, Maryse. À la maison, c’est nous, les femmes, qui faisons tout le boulot. Alors les crevettes, c’est à nous de les décortiquer aussi. » Nicole Vanzinghel le sait bien, elle qui a brodé dix crevettes couleur or sur son polo bleu de compétition. Soit le nombre de titres accumulés en quatorze participations. «  Je suis avant tout une mère de six enfants. Pour les élever, il faut tout faire très vite et très bien. Et puis, je suis hyper nerveuse.  »

Cette année, 86 femmes et 34 hommes concourent pour le titre. Mais en réalité, les mâles rechignent à la tâche et n’hésitent pas, pour certains, à dévorer les crevettes au plus fort de l’épreuve. Tandis que les femmes, elles, s’astreignent à la répétition du même geste avec constance, force et précision. La championne du monde de la discipline, Nicole Vanzinghel, affiche un record de 188 grammes de chair, soit environ 600 grammes de crevettes entières en dix minutes ! Cette bénévole associative collectionne également le titre de championne du monde d’épluchage de patates au couteau et celui de vice-championne d’écossage de haricots blancs. Allez-y, vous, pour trouver un champion du monde de basket qui le serait aussi de rugby et de foot ! La légende se tient là, devant nous, en position de combat. Mais reste simple, accessible, pas hautaine pour un sou.

« Le duel Nicole-Monique » !

Dernier round. Il est 12 h 30 quand « la Teddy Ryner du décorticage » – comme l’appelle le journal local – ferme ses yeux, relâche ses doigts et plonge dans une méditation préparatoire. Coup de pistolet. Ses doigts fourragent dans des monceaux de carapaces, de chair et d’abats minuscules qui vont s’agglomérer dans l’assiette et sur la table. Le tableau évoque une bagarre à mains nues, un carnage. Ou un festin. Le geste de Nicole est d’une rapidité déconcertante, tous ses membres s’agitent, elle vit la course comme une sorte de transe. « Pour décortiquer une crevette, il n’y a pas de secret : je commence par le corps, avec un coup d’ongle, j’enchaîne sur la tête et je finis par la queue. Toujours à mains nues. Avec des gants, ça serait impossible », explique-t-elle après l’épreuve.

Photo Julien Brygo

Trente mètres plus loin, sa rivale, Monique Wespelaere, agente de nettoyage et vainqueure de l’édition 2017, peine à remplir son verre. Le Phare dunkerquois n’a pas manqué de monter en épingle l’affrontement des deux championnes en titrant « LE DUEL Nicole-Monique »  [1]... À l’issue de la rencontre, Monique avouera avoir eu «  un coup de mou » – 91 grammes seulement au compteur – et rentrera aussi sec chez elle. Sa contre-performance désole autant que son état d’esprit nous avait séduit : « Si je gagne, tant mieux ; sinon ce n’est pas grave  », avait-elle déclaré au Phare dunkerquois.

Nicole, elle, paraissait déter pour récupérer son titre. Mais c’est une débutante du championnat, l’institutrice belge Katty Vanmassenhove, qui la coiffe au poteau avec 112 grammes. « Dans ma famille, ils vont encore plus vite que moi pour décortiquer les crevettes...  », déclare la nouvelle championne du monde avec sa statuette de pêcheur barbichu sous le bras. Nicole, médaille d’argent en 2007, finit encore sur la seconde marche du podium cette année, avec 105 grammes.

Comme tout reporter sportif qui se respecte, l’envoyé spécial de CQFD se doit de vérifier que le matériel est bien homologué par la Fédération française de décorticage, quand bien même celle-ci n’existe pas encore. Dans les poubelles situées en contrebas des balances de pesage, on découvre quantité d’emballages  : les cinquante kilos de crevettes mobilisés pour la compétition ne semblent pas avoir été pêchés sur le littoral, mais achetés à un industriel. On ramasse une boîte, sur laquelle on déchiffre l’inscription « Heiploeg, crevettes entières ». Et voilà le pot aux roses : le leader européen de la crevette grise – ce marché hautement spéculatif mais de faible volume, comparé à l’industrie de la crevette rose – serait donc le fournisseur officiel du championnat du monde de Leffrinckoucke. « C’est moins cher et on passe par une poissonnerie dunkerquoise », se justifie-t-on à la mairie. Logique, sauf que les autochtones, qui composent 99,99 % des décortiqueurs en lice, ne s’entraînent jamais sur ce type de matos. Scandale.

« Je n’en mangerai pas une seule, confie Nicole en souriant lors du banquet d’après-championnat. Elles ne sont pas bonnes. Ce sont des crevettes belges ou hollandaises, ils mettent des conservateurs avec. Les nôtres sont peut-être plus petites, mais elles n’ont vraiment pas ce goût-là !  » On s’y essaie : un goût acide, extrêmement salé et fortement iodé, s’incruste instantanément dans le palais. On comprend mieux les candidates qui pestaient dès les premières secondes de la compétition : « Elles vont pas bien c’t’année »  ; « Elles sont pleines d’eau ! »

Photo Julien Brygo {JPEG}

« Ça ne doit plus être très frais... »

Ni Leffrinckoucke ni Dunkerque ne peuvent sérieusement postuler au titre de capitale de la crevette. Rien à voir avec La Cotinière, sur l’île d’Oléron, ou avec Zoutkamp, aux Pays-Bas, siège du numéro un du secteur. Dans le port de Dunkerque, on ne compte qu’un seul crevettier à temps plein, contre une quinzaine dans les années 1980. À en croire l’Ifremer  [2], la quantité de ces petits carnivores pêchés sur le littoral français est passée de 2 000 à 374 tonnes en vingt ans. De fait, les champions de la pêche de la Crangon crangon – son petit nom scientifique – sont plutôt belges, hollandais, allemands et danois. Dans la zone maritime de l’Europe du Nord, proche de la mer Baltique, la production frise les 600 000 kilos de crevettes grises par semaine. À 95 %, les bestioles partent ensuite en camion au Maroc pour y être décortiquées par quelque 7 000 ouvrières à bas coût. Dans les années 1990, c’est l’Europe de l’Est (Pologne, Ukraine, Biélorussie et Roumanie) qui fournissait leurs décortiqueuses aux industriels de l’Ouest. Mais le Maroc est parvenu à «  tirer son épingle du jeu, en offrant des prix [encore] plus compétitifs », comme l’indique une journaliste du site Yabiladi  [3].

Loin du jeu pittoresque et populaire de Leffrinckoucke, le décorticage représente une étape-clé dans le business de ce « caviar du Nord » (60 € le kilo dans les poissonneries dunkerquoises, 20 pour les crevettes entières). À l’image des micro-tâches délocalisées dans les pays pauvres comme le Bangladesh ou les Philippines, elle révèle le processus ordinaire par lequel le capitalisme engloutit le monde. C’est le leader européen, Heiploeg, qui l’explique lui-même sur son site Internet : « Nos crevettes grises sont décortiquées à la main dans notre usine de Tétouan, au Maroc. Les crevettes sont achetées dans les ports hollandais, danois et allemands, puis transportées en camion jusqu’au Maroc. Le décorticage est réalisé dans des chambres gardées froides par 2 500 personnes, surtout des femmes. Elles portent des gants, des filets de cheveux et des mouthmasks afin de ne pas contaminer les crevettes. Une fois pelées, elles sont ré-acheminées vers l’usine de conditionnement de Zoutkamp. » Au total, plus de douze jours séparent la prise des crevettes de leur mise en vente en barquettes.

«  Vous vous rendez compte !, bondit Nicole, qui a vaguement entendu parler de cette sous-traitance organisée. Ils envoient leurs crevettes là-bas, au Maroc ! Et elles sont vendues ici plus de dix jours après la pêche. Votre petite barquette, vous avez intérêt à vite la manger, parce que ça ne doit plus être très frais. En plus, les femmes marocaines qui font ça doivent sûrement souffrir du dos et des articulations. Quand je décortique un kilo, j’ai mal au dos. Et les mains et les doigts sont attaqués par l’arthrose. Rester assis est aussi une épreuve : je l’ai fait dans le seul emploi que j’ai occupé dans ma vie, couturière pour une usine chinoise de confection près de Dunkerque. Les patrons exigeaient des cadences rapides et quiconque ne suivait pas était viré. Devant mon poste, ça n’était pas des crevettes mais du textile sur des machines de confection.  »

Comment travaillent les 7 000 ouvrières marocaines de la crevette ? Enfilent-elles des gants pour se protéger des acides ? Ont-elles droit à des pauses, pour s’étirer ? Nicole s’interroge. « Avec les gants, je ne sais pas comment elles font. Moi je me sers de mon petit ongle pour tirer la carapace du dessus.  » Tandis qu’on promet à Nicole d’enquêter sur les conditions de la corvée des dépiauteuses marocaines, la championne du monde attire notre attention sur la machinisation en cours : « J’ai entendu dire que des machines à décortiquer les crevettes sont déjà opérationnelles. Elles vont donc perdre leurs contrats – c’est du travail en moins. La modernisation, ça n’a pas que du bon, n’est-ce pas ? »

Textes et photos de Julien Brygo

Notes


[1Édition du 01/08/18.

[2« 2017, une année noire pour la pêche à la crevette grise », Sébastien Leroy, La Voix du Nord, 3/11/17.

[3« Crevettes hollandaises : 7 000 emplois au Maroc menacés à terme par l’automatisation ? », Faiza Raoul, Yabiladi, 20/08/18.



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