Athènes à l’ombre des crises : Dead Exarchia ?

Depuis les émeutes de 2008, Exarchia fait office d’aimant pour anarchistes et révolutionnaires européens. Sauf que ce quartier d’Athènes se trouve désormais à la croisée des chemins : crise économique sans fin, explosion des loyers, arrivée continue de réfugiés, tensions entre groupes... Les initiatives tanguent, Exarchia résiste.

« Exarchia is dead ! Anarchy is dead ! » Proféré à Vox, bar autogéré installé depuis six ans au cœur d’Exarchia, Mecque de l’anarchisme européen, le constat peut sembler cinglant. Voire exagéré. Mais l’homme qui l’assène a des arguments. La cinquantaine rocailleuse, Cristos est une icône du quartier depuis qu’il a, avec son codétenu, mis le feu à la prison d’Athènes il y a vingt piges.

Retour deux ans plus tôt. Confrontée à une crise migratoire sans précédent, l’Europe prend peur et ferme ses frontières. Des dizaines de milliers de réfugiés se retrouvent bloqués en Grèce, les camps débordent et la place Victoria d’Athènes ne désemplit pas. Exarchia s’éveille et répond par « l’arme du peuple »  : la solidarité. « Les gens ont ouvert des lieux pour loger les migrants », résume Vlad’.

Par Vincent Croguennec.

À l’époque, les ouvertures s’enchaînent  : Thémisto, Ghinni, K22, Scholio, City Plaza... Un autre lieu, Dervenion, se mue en cantine collective. Dons en pagaille, retape de bâtiments  : le quartier vit au rythme des mouvements de réfugiés et des fêtes endiablées. Dans une Grèce en pleine dépression, le rebond a de quoi surprendre. Il permet surtout à 1 500 à 2 000 personnes de trouver refuge  : « Une vraie expérience d’ouverture pour le quartier », se rappelle Anna, rédactrice pour une revue militante. Las. Un an et demi plus tard, l’utopie a un peu tourné court.

Platia : ombres et lumières

« Certains bâtiments ne sont plus tenus. Les gars ne font rien », regrette Cristos. « Construire un quartier libertaire a été long. Le reflux est d’autant plus frappant. Sur la place Platia, il y a beaucoup de gars qui se droguent, boivent et emmerdent les nanas, complète Vlad’. Cet été, deux mecs y sont même morts, poignardés. »

Non loin, des danses s’improvisent et la mauvaise eurodance crache ses décibels au milieu des banderoles politiques en grec et en arabe. Inondée d’arbres et d’orangers, de kiosques et de cafés ouverts à pas d’heure, la place Platia est un concentré d’antagonismes. Un espace hors normes, que des vents contradictoires balaient en permanence. « Une partie des anarchistes a quitté la place, explique Lisa. Restent surtout des réfugiés et des touristes, de passage, qui n’ont pas forcément intérêt à construire le quartier.  »

« En arrivant, en voyant tout ce monde, les migrants, les militants internationaux, je me suis demandé  : “ C’est quoi ce bordel ? ”, raconte de son côté Amad, débarqué d’Istanbul fin 2015. Mais en réalité, Platia était un bordel structuré. J’ai finalement décidé d’y rester, malgré l’envie d’aller plus loin en Europe. »

Chaque samedi, la place s’emplit de gens, de bières, de gaz. C’est le cas aujourd’hui. « Les enfants sont de sortie », constate Anna, alors qu’une centaine d’ombres, masques à gaz et cocktails Molotov en main, enjambent fêtards et réfugiés. Lesquels ne bronchent pas – question d’habitude. Les cordons de flics en faction autour du quartier essuient les plâtres d’une manifestation qui a mal tourné, en mémoire de Pavlos Fyssas, rappeur antifasciste tué en 2013 par des membres d’Aube dorée.

Par Vincent Croguennec.

« Ça me fatigue ! Ils jouent ! », poursuit Anna, pointant aussi la singulière figure de l’anarcho-touriste. Car la réputation d’Exarchia attire depuis un moment une faune en mal d’aventure qui, à la longue, agace les locaux. « Certains font n’importe quoi. Une fois, en manif’, un groupe chargé de cocktails s’est mis à crier en anglais  : “ Ils sont où ? ” Ils n’arrivaient même pas à distinguer les policiers...  »

Printemps 2016. Une bagarre éclate sur Platia. Un militant est gravement blessé par des dealers. Le samedi suivant, 1 500 personnes défilent. Service d’ordre impressionnant. « La sono annonçait que la manif était armée, avec des flingues.  » Arrivée sur la place, la parade pétards aux poings est filmée, mise en ligne. Désordre dans le monde militant.

Théâtre cathartique d’une Grèce plongée dans la crise depuis dix ans, Platia prend ainsi des allures de Far West, où l’on vient décharger son impuissance.

Flux et reflux

« Le mouvement est au point mort. Si Syriza tombe, ça repartira peut-être  », lâche Christos, désabusé. Lui a quitté les squats, où trop d’embrouilles l’ont usé. Avec un gosse à nourrir, il est surtout retourné bosser  : gardien de nuit pour une ONG. « Le dernier memorandum a abaissé le salaire légal à 450 € », rappelle Anna. Les gens cumulant deux ou trois petits boulots sont nombreux.

Exemple au squat K22. Lefteris a quitté les lieux, trop pris par son boulot de livreur. D’autres sont partis tenter leur chance dans les vignobles français. Et une partie de l’équipe grecque a jeté l’éponge après des tensions. Le départ d’internationaux achève de déstabiliser la vie collective.

Vag., l’un des seuls à ne pas subir la crise grâce à son taf d’informaticien, remarque  : « La question des réfugiés est en train de tourner à l’humanitaire. » Les forces s’épuisent, la politique s’efface, les ONG prennent le relais. Effet pervers, ceux qui bossent dans ces dernières « gagnent des milliers d’euros. Ils louent des appart’ très chers et font exploser les prix », dénonce Anna.

Cherchez l’erreur. Un commerce sur deux affiche fermé, l’héro ravage le parc déserté d’à côté, mais les prix s’envolent. Pire  : des quartiers entiers se gentrifient. Le chiffre d’affaires d’Airbnb gonfle, les touristes affluent. Une manne pour gros propriétaires, dont profitent également certains ex-abonnés à la galère. Comme cette jeune femme louant quatre pièces, chacune à 500 € mensuels. Soit 1 000 € de bénef sur l’appartement. L’affiche sur les émeutes de 2008 placardée à l’entrée fait mauvais genre.

Par Vincent Croguennec.

Malgré ces vents contraires, bien des choses résistent. « Oui, il y a eu pas mal d’embrouilles, reconnaît Niko, pilier de la cantine Dervenion. Mais beaucoup de personnes se sont redéployées ailleurs. » En pleine préparation d’un festival de l’insurrection, Kharis acquiesce. Après avoir longtemps vécu en squat à Exarchia, il en a ouvert un autre, plus éloigné. D’autres ont fait de même, piliers d’une nouvelle vague d’ouvertures mêlant Grecs, militants internationaux et réfugiés. « Dire qu’il ne se passe rien est faux, proteste Kharis. Rubiconas1 fait la une des journaux tous les quatre jours avec ses attaques de banques, d’entreprises, d’agences de voyage. Les actions des groupes anarchistes sont hebdomadaires. Et les “ deep underground groups ”, comme celui qui a attaqué à la grenade l’ambassade de France après la mort de Rémi Fraisse, multiplient les actions. » Dix jours plus tard, une rafale de kalachnikov frappe ainsi le mur du Pasok2 à deux pas. Depuis 2009, le siège du parti honni a été incendié si régulièrement qu’il a fini par être gardé.

« Avec cette nouvelle vague d’ouvertures de squats, plus souterraine, très politique et œuvre des plus jeunes, il se passe quelque chose », renchérit Kostas, la quarantaine. Réalisatrice de docus, Kini ajuste  : « Exarchia reste la base arrière. Les amendes pleuvent ailleurs, mais les huissiers ne peuvent pas venir ici. ça permet de tenir. »

Illustration la veille, place du Parlement. Amad et d’autres réfugiés sont là pour une manif queer. L’idée  : empêcher la venue de néo-nazis, furieux qu’une loi prévoie l’inscription du troisième genre sur les papiers d’identité. Arrivés au pas de charge, 400 militants antifascistes casqués, manches de pioches en main, soutiennent une centaine de manifestants plus bariolés. À chaque groupe, son cordon de police. Seul un détachement rompt l’harmonie pour aller chasser du nazi dans le métro. Après cinq heures d’attente, le cortège s’ébroue. Les policiers anti-émeute rappliquent. Vite. Course sur les immenses artères. Banques et grosses cylindrées en font les frais. Virage sur une rue étroite. Nez à nez avec des voltigeurs. Qui prennent la fuite. Les grenades fusent. Ça suffoque. Virage à gauche. En point de mire, Exarchia, où l’horizon se rétrécit. Plus qu’une rue. À l’angle, deux gars balancent des cocktails Molotov sur les flics, qui stoppent aussi sec. Fini. « Thanks to the urban architecture of Exarchia », jette Kharis. Cent mètres plus loin, trente personnes sont postées autour du Vox. Au cas où. Ni arrestation, ni blessé. Mais neuf nazis à l’hôpital. Visiblement, tout n’est pas perdu.

Par Vincent Croguennec.

1 Groupe d’Exarchia connu pour ses actions spectaculaires, comme la destruction de bureaux de la Troïka ou du fichier des personnes surendettées.

2 Parti socialiste grec.

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