Argentine : Blocage, entraide et féminisme
Ce matin, Manuel nous conduit une nouvelle fois sur les routes cahoteuses du quartier Cabin 9, à la périphérie de Rosario, où nous avons rendez-vous avec des membres de la Fédération d’organisations de base (FOB). On se gare tant bien que mal dans la boue à côté du local, qui accueille aussi l’escuelita libertaria. Mais aujourd’hui, il n’y a presque pas d’enfants. Dans la pièce principale, une douzaine de femmes nous attendent pour l’interview, assises et palabrant sur des chaises en plastique, les enfants pendus au sein. De tous côtés, on prépare le maté : un peu d’herbe, deux ou trois grosses cuillerées de sucre – la touche populaire qui fait hurler les puristes –, de l’eau très chaude qui brûle la gorge.
Déjà une dizaine de jours qu’on sillonne les assemblées du mouvement, qu’on visite les athénées et autres espaces collectifs de la FOB. La fédé souffle bientôt ces dix printemps en Argentine. Héritière du mouvement piquetero1 et de la crise politico-sociale qui a traversé le pays au début des années 2000, elle est née à Buenos Aires avant de s’installer progressivement dans cinq autres villes du pays, et regroupe aujourd’hui plusieurs milliers de militant-e-s. Elle agrège principalement des chômeuses et des chômeurs qui s’organisent pour défendre leurs droits, mais aussi, plus original, qui autogèrent la répartition des planes2 – tout en montant des activités de travail en coopératives et des ateliers politiques pour s’autoformer et être plus fort dans les mobilisations.
Les groupes de la FOB s’organisent comme des comités de quartiers, avec des assemblées régulières où les décisions sont prises horizontalement. Que ce soit dans le fonctionnement du mouvement ou dans la répartition des tâches, beaucoup de leurs pratiques peuvent faire penser à un mouvement libertaire (jusqu’à la couleur du drapeau ou du logo rouge et noir), Gare ! Les activistes préfèrent ne pas se revendiquer d’une idéologie spécifique. Des anarchistes ont certes impulsé les choses, mais il s’agit avant tout d’une organisation sociale, autonome des partis politiques, anti-électoraliste, et qui refuse tout lien avec le clientélisme des punteros3.
À Rosario, il y a cinq comités de quartier, répartis dans différentes communes populaires et périphériques de la ville. Chacun avec son fonctionnement et ses activités propres, mais tout le monde se retrouve régulièrement autour de mesas [tables] militantes dans la ville, pour décider de positions communes et coordonner les futures mobilisations. De nombreuses activités sont mises en place dans les comités, comme des coopératives de production de pain, de construction, de nettoyage, de couture, des activités pour les enfants des quartiers ou des jardins communautaires installés sur des terres reprises aux communes. L’effervescence permanente d’organisation et d’autogestion des quartiers est palpable.
La FOB, c’est également un mouvement de luttes : pour arracher des droits à l’État, contre les expulsions dans les quartiers ou les coupages d’électricité, pour obtenir de la nourriture, voire des fournitures scolaires en bloquant les grandes surfaces ou les grands axes de la ville. Dans les manifestations ou les assemblées, ce sont les femmes qui marquent le rythme de la mobilisation. Quelques hommes par-ci par-là, bien sûr, mais en grande majorité des femmes de tous âges. Nous nous rendons vite compte que celles qui grossissent chaque jour les rangs des chômeurs sont avant tout des chômeuses. Certaines sont mères célibataires, d’autres, à qui incombent les travaux domestiques et la garde des enfants, n’ont tout simplement pas la possibilité de trouver un emploi compatible avec cette charge de travail. Sans compter celles qui cherchent un revenu d’appoint pour un foyer trop précaire.
En associant accès aux droits sociaux, revenus issus de travaux collectifs et auto-organisation, le militantisme au sein de la FOB dépasse la simple aide sociale, en particulier pour les femmes. En s’organisant majoritairement entre elles, en obtenant un revenu d’appoint, celles-ci grignotent les espaces de pouvoir réservés aux hommes, s’autonomisent et se politisent.
Ce matin là, à l’escuelita libertaria la parole passe d’une femme à l’autre, et revient immanquablement sur la question du genre et de l’engagement féministe de l’organisation. « Beaucoup de femmes, dont le mari était celui qui faisait rentrer l’argent ou qui avaient neuf enfants, sont devenues indépendantes, des femmes… Elles sont devenues indépendantes grâce à la formation dans l’organisation, en parlant de la question du genre », raconte Carla.
Au-delà de l’indépendance économique, les formations politiques de la FOB permettent réellement aux militantes de s’approprier la lutte. Femmes et hommes élaborent une analyse partagée du système patriarcal. On y aborde les thématiques liées au sexisme, du féminicide au harcèlement de rue en passant par la violence conjugale. On passe aisément du thème de l’éducation sexuelle à celui du droit à l’avortement. « À chaque rencontre, les compañeras se renforcent, elles se rendent compte que le problème de la violence ne les concerne pas seulement elles, mais que ce problème existe au niveau national, et qu’on peut le changer », témoigne Daniela.
Ces formations posent en même temps les bases de l’éducation libertaire prodiguée aux enfants qui fréquentent volontairement l’escuelita libertaria. Ces derniers décident librement ce qu’ils souhaitent faire (devoirs, jeux, etc.), mais chacun et chacune veillent à ce que les tâches soient réparties de manière équitables entre toutes et tous. Les garçons comme les filles mettent la main à la pâte ! Pour les compañeras qui s’occupent de ces ateliers, le vrai défi est d’éviter de reproduire des inégalités et stéréotypes qu’elles ont elles-mêmes subis pendant des années. Pas facile quand on sait qu’elles doivent en plus assurer le soutien scolaire, alors que certaines d’entre elles savent à peine écrire. L’apprentissage sur le tas est de mise.
Sur les photos qui recouvrent les murs de certains locaux du mouvement, à côté des clichés des ateliers de travaux manuels enfantins, on peut voir des photos de femmes en habits de maçonnes ou de menuisières. C’est le groupe de construction. Un atelier mis en place pour permettre à celles qui le désirent de se réapproprier techniques et outils, de mener leurs propres constructions et de renverser les rôles genrés. Elles ne sont d’ailleurs pas peu fières de nous glisser au passage qu’on leur doit le bâtiment dans lequel nous nous trouvons.
S’organiser, c’est aussi se serrer les coudes. Par exemple, faire en sorte que les avortements clandestins soient les plus sûrs possible, grâce à l’information et l’accompagnement. Une problématique pas toujours facile à aborder dans des quartiers populaires où l’emprise morale et religieuse reste forte. Si les enfants sont au centre des activités de la FOB (organisation de goûters, lutte pour des fournitures scolaires, escuelita, etc.), les femmes de la FOB tentent de prendre de la distance par rapport au rôle de mère et à la reproduction. Un cheminement facilité par les rencontres avec d’autres mouvements féministes, les formations et les mobilisations quotidiennes. « On voit le changement, on est habituées à ce que les mères, les femmes, fassent tout le travail domestique, restent à la maison, or tout cela a changé pour nous ! », note Angela.
Camille Apostolo et Vincent Barbier
1 Mouvement de chômeurs apparu dans les années 1990 qui pratique l’action directe de blocage (piquets).
2 Aide sociale de l’État à destination des plus pauvres, concédée par Kirchner pour apaiser les tensions, en 2001.
3 Sorte d’entrepreneurs politiques des quartiers.
Cet article a été publié dans
CQFD n°144 (juin 2016)
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Paru dans CQFD n°144 (juin 2016)
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Mis en ligne le 12.05.2018