Mémoire des partisans

Antifascisme en Bosnie-Herzégovine

Dans son bouquin Chez les partisans de Tito, Xavier Bougarel raconte comment, pendant la Seconde Guerre mondiale, la résistance yougoslave a mené une véritable révolution sociale dans les zones libérées. Et cette mémoire est restée bien vivante, comme nous le racontent les membres d’un groupe antifa de Bosnie-Herzégovine.
Une illustration de LL de Mars

Titre original : Nationalité = Antifasciste

Avril 1941. L’Allemagne nazie attaque la Yougoslavie. En quelques jours, le pays est conquis et dépecé. Un mouvement de résistance communiste se soulève et inflige très vite de lourdes pertes aux Allemands. Sur les territoires libérés, d’abord en Serbie puis en Bosnie-Herzégovine, une réalité nouvelle, révolutionnaire, prend forme. C’est cette histoire mal connue que raconte Xavier Bougarel dans Chez les partisans de Tito – Communistes et paysans dans la Yougoslavie en guerre, sorti en octobre chez Non Lieu. Interdit depuis 1920, le Parti communiste, alors de stricte obédience stalinienne, est trop faible pour imposer sa loi aux populations libérées. Sa révolution, il lui faut donc la négocier avec les paysans, sur un territoire ravagé par les haines religieuses et politiques1.

L’administration est décentralisée dans le cadre de « comités populaires de libération », où les communistes s’efforcent de faire élire des paysans pauvres. Composant avec les chefs de village et de famille, ils parviennent à mobiliser les jeunes et les femmes, dont l’organisation remet en cause des cadres traditionnels encore largement patriarcaux. La socialisation du travail et des moyens de production s’appuie sur les coutumes locales d’entraide et de solidarité ; la distribution des produits manufacturés récupérés dans les villes (cigarettes, allumettes, essence…) instaure avec les paysans une relation de don-contre-don. Entre partisans et paysans, observe Bougarel, un « consensus informel » s’instaure, dont il a retrouvé un paradigme chez l’anthropologue anarchiste James Scott : le droit à la subsistance de tous.

Bougarel n’idéalise pas son sujet. Dans une société rurale largement analphabète – guère intéressée, par exemple, par les questions d’éducation et de santé –, et souvent plus soucieuse des intérêts particuliers que du collectif, la société nouvelle se dessine sans évidence. Mais cette expérience voit aussi les partisans découvrir le monde paysan et les paysans s’enrôler en masse dans le Parti, dans un processus de transformation réciproque qui a peut-être contribué à faire de la Yougoslavie de Tito une société socialiste à visage un peu plus humain que les autres.

Une autre Bosnie

La Yougoslavie est le seul pays d’Europe où la Résistance ait réussi à chasser les nazis (presque) toute seule en 1944-1945, et cette mémoire joue ensuite un rôle essentiel dans l’idéologie du régime. Sous Tito, le pays se couvre d’immenses monuments à l’architecture aussi imposante que déconcertante. La culture populaire n’est pas en reste, avec une multitude de films de partisans où on voit parfois passer des stars comme Yul Brynner ou Orson Welles2. Au sommet du box-office : Walter défend Sarajevo (1972) de Hajrudin Krvavac, dont l’adaptation en BD par Ahmet Muminović, bourrée de coups de poings, de tirs de mitraillette et d’explosions, vient de paraître en français chez Riveneuve. Les touristes chinois s’en souviennent, qui déferlent encore par dizaines de milliers sur les lieux du tournage : Walter est resté le plus gros succès du cinéma étranger dans leur pays. Les camarades de Bosnie s’en souviennent encore mieux. Dans leur pays traumatisé par la guerre de 1992-1995, la mémoire de la Résistance est une ressource politique précieuse. En 2019, quand quelques militants de diverses obédiences – socialistes autogestionnaires3, marxistes et anarchistes – entreprennent de s’organiser, les dénominateurs communs de l’anticapitalisme et de l’antifascisme révolutionnaire s’imposent donc comme des évidences. Sans s’aveugler sur les défauts du régime de Tito, ils dénoncent leur instrumentalisation par les régimes nationalistes actuels, qui n’ont pas grand-chose à lui envier en termes de répression. « Depuis l’effondrement de la Yougoslavie dans les années 1990, expliquent-ils, les politiciens capitalistes de la région minimisent voire nient l’importance de la Résistance. En Bosnie, les différents pouvoirs mobilisent une rhétorique nationaliste et n’ont donc aucun intérêt à entretenir la mémoire de cette lutte qui a vu Serbes, Bosniaques et Croates unis contre le fascisme et pour une société plus juste. » Alors ce sont eux qui prennent le relais, commémorant les héros de la Résistance sur Facebook, participant aux cérémonies officielles, entretenant les monuments de l’époque de Tito. « Face à [la] mainmise des oligarchies nationalistes […], explique Jean-Arnault Dérens dans sa postface à Valter défend Sarajevo, la “yougonostalgie” demeure un acte politique fort. » Une autre Bosnie-Herzégovine a existé : une autre Bosnie est donc possible.

Par Laurent Perez

1 La région de la Krajina (ouest de la Bosnie), qu’étudie plus particulièrement Bougarel, est peuplée de 60 % de Serbes (orthodoxes), 25 % de Bosniaques (musulmans) et de 17 % de Croates (catholiques). Dès le début de la guerre, la Croatie pro-nazie, dont dépend la Bosnie, commence à massacrer les Serbes, les juifs et les Roms.

2 Le documentaire de Mira Turajlić Cinéma Komunisto (2011) revient sur l’histoire du cinéma yougoslave sous Tito.

3 Doctrine officielle du régime de Tito, fondée sur l’autogestion des entreprises par les travailleurs.

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CQFD n°226 (janvier 2024)

Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.

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