Entretien avec Valérie Rey-Robert

Affaire Mazan : les médias à la ramasse

Dans son ouvrage Une culture du viol à la française (Libertalia, 2021), Valérie Rey-Robert, essayiste et féministe, définit ce qu’est la culture du viol. Selon elle, le traitement médiatique du procès Mazan encourage surtout des stéréotypes qui en font partie et qu’il nous faut combattre. Entretien.
Manon Raupp

Dès l’ouverture du procès des viols de Mazan et la levée du huis clos, les médias nationaux comme internationaux s’en sont emparés. Le nombre d’accusés et leur profil incitent à regarder l’affaire comme la preuve que le viol est un fait systémique. Mais alors que les rédactions reprennent le terme de « culture du viol » pour en parler, elles véhiculent en même temps l’aspect « extraordinaire » et monstrueux des faits.

Pour Valérie Rey-Robert, essayiste féministe et autrice de Une culture du viol à la française (Libertalia, 2021), ce traitement médiatique vient au contraire renforcer les stéréotypes de la culture du viol. Elle nous rappelle que cette dernière n’est pas une culture du monstre, mais un ensemble de clichés sur ce que sont les hommes, les femmes et les rapports hommes-femmes. Ce qu’il nous faut remettre en question, ce sont ces lectures sexistes et patriarcales qui résident en chacun·e de nous. Entretien.

Depuis l’ouverture du procès Mazan, le terme de « culture du viol » revient souvent dans les médias. Ce procès en serait une démonstration. Pensez-vous qu’une nouvelle fenêtre s’ouvre pour en parler ?

« Pas du tout. Je pense que c’est une erreur de le croire. Il est vrai que les médias reprennent davantage l’expression de “culture du viol” qu’au début de #MeToo. Mais il faut se méfier du contexte dans lequel les termes sont employés. Par exemple, le terme “féminicide” est aujourd’hui décorrélé de sa dimension structurellement sexiste et misogyne. Il n’est plus que considéré comme l’assassinat par un homme de sa compagne.

Dans “culture du viol”, le terme “culture” doit se comprendre au sens anthropologique

De la même manière, l’expression “culture du viol” est souvent compris comme : “tous les hommes sont des violeurs” ou pire, comme une culture obscure que partageraient seulement une partie d’entre eux, les violeurs. Je crains que les réactions médiatiques au procès Mazan n’aillent dans ce sens. Or, dans “culture du viol”, le terme “culture” doit se comprendre au sens anthropologique. C’est-à-dire comme un ensemble de croyances que nous entretenons toutes et tous et qui ont pour conséquence que des hommes commettent des violences sexuelles et se sentent légitimes de le faire. Les accusés de Mazan n’en sont qu’un exemple. »

Alors, de quoi est faite la culture du viol ?

« Concrètement, c’est l’ensemble des idées reçues que notre société véhicule au sujet de ce que doit être une victime, ce que doit être un viol et de ce que doit être un violeur. D’abord, un “bon violeur”, c’est forcément un autre que soi, un monstre : un homme de classe populaire, racisé, noir ou arabe, ou bien un homme de classe très dominante, qui a une maladie mentale, une perversion. Ensuite, un “bon viol” est commis avec des violences physiques importantes, de préférence sous la menace d’une arme. Enfin, une “bonne victime” ne peut pas bouger, se débat et crie.

En cela, le procès Mazan correspond tout à fait à ces idées reçues et va même les renforcer : les violeurs sont filmés et les viols sordides, commis en réunion et à de multiples reprises. La victime est sacralisée par la presse car c’est une bonne victime : elle est blanche et elle ne pouvait réagir car droguée.

Mais qu’en serait-il si la victime avait été noire ? Si elle avait été dans un club échangiste ? Si elle était bien éveillée, en état de sidération ? Les choses auraient été bien différentes… Voilà ce qu’entraîne la culture du viol : une victime qui ne correspondrait pas à ses stéréotypes ne sera bien souvent pas crue. Et on parle de “culture” parce que ces clichés se transmettent de génération en génération, évoluent et imprègnent toute la société. »

Ces stéréotypes décrédibilisent toutes les violences sexuelles qui n’y correspondraient pas. Comment ?

« Pour être crue et considérée comme victime, il faut impérativement une conjonction de ces trois aspects : un “bon” viol, une “bonne” victime, un “bon” agresseur. Et c’est très rare. Les auteurs ne sont dès lors quasiment jamais considérés comme coupables.

Les hommes accusés de viol correspondent rarement à l’image du “bon violeur”

Par exemple, les sondages indiquent qu’un nombre non négligeable de Français pensent encore qu’une fellation ou qu’un cunnilingus forcés ne sont pas des viols. Il en va de même pour les viols conjugaux. Ainsi, ces violences sexuelles sont invisibilisées, minimisées dans leur qualification et dans leur nombre.

Concernant les victimes, celles qui ne correspondent pas assez aux critères de beauté vont être accusées de mentir tandis que celles qui y correspondent trop vont être accusées de l’avoir bien cherché. Par ailleurs, elles subissent ce qu’on appelle en sociologie la “théorie du monde juste” qui veut qu’il arrive de bonnes choses aux bonnes personnes et de mauvaises choses aux mauvaises personnes. Les victimes se voient ainsi souvent reprocher d’avoir porté une tenue qui aurait provoqué le viol, de ne pas s’être assez défendues, de ne pas en avoir parlé autour d’elles, etc. Ces idées reçues sont imprégnées chez les victimes elles-mêmes, qui vont avoir du mal à se considérer comme telles. Aussi parce que le terme de “victime” est vu comme très péjoratif : “Gisèle n’est pas une victime, c’est une combattante”, a récemment tweeté Raphaël Arnaud de la France insoumise, avant de se faire reprendre.

Je ne crois pas que le procès Mazan va permettre une prise de conscience

Les hommes accusés de viol, quant à eux, correspondent rarement à l’image du “bon violeur”. Lorsqu’il s’agit d’un conjoint, d’un frère ou d’un sportif admiré, très souvent, un phénomène d’identification se produit. On se dit : “J’ai aimé cette personne, et le fait même de l’avoir aimé peut vouloir dire de moi-même quelque chose qui m’est insupportable. Du coup, je préfère nier ce que dit la victime”. On va l’accuser de ruiner la réputation de l’homme concerné ou, quand il s’agit d’un inceste, de détruire la famille.

La culture du viol c’est donc cet ensemble d’idées reçues qui ont pour conséquences d’invisibiliser les viols, de culpabiliser les victimes et de déculpabiliser les auteurs. Mais la culture du viol, c’est aussi la petite fille du sexisme et de l’hétérosexisme 1. Pour la comprendre et la combattre, il faut la ramener à des systèmes de pensée plus généraux que ceux concernant les viols et agressions sexuelles. Il faut la lier au fonctionnement de la famille dominée par le patriarche, au fonctionnement du couple et des rapports genrés. »

Comment le sexisme ordinaire et le système familial vont-ils également agir sur la décrédibilisation des victimes de viol ?

« Par exemple, l’idée reçue selon laquelle les femmes veulent gagner de l’argent avec les plaintes découle du sexisme, qui rattache aux femmes la ruse, la fourberie, le mensonge ou la manipulation. Idem pour les coachs en séduction, qu’on voit beaucoup proliférer sur les réseaux ces dernières années : ils véhiculent les stéréotypes du mâle alpha et des rapports de séduction asymétriques entre hommes et femmes. Au procès Mazan, lorsque certains accusés disent “le mari donnait le consentement donc pour moi c’était ok”, les médias s’indignent et poussent des cris d’orfraie, mais en réalité, cette idée existe bel et bien dans notre inconscient collectif.

L’histoire du pater familias qui veut que ce soit avant tout à l’homme de pourvoir aux besoins de sa famille, et donc de prendre les décisions, est bien ancrée dans nos esprits. Dorothée Dussy montrait dans Le Berceau des dominations, Anthropologie de l’inceste (Pocket, 2021) que tant qu’on ne fera pas d’analyse globale sur cette figure du pater familias2, on n’arrivera pas à comprendre ce système de domination masculine. Camille Kouchner avec La Familia grande (Seuil, 2021) a contribué aussi à le démontrer. Tant qu’on n’aura pas déconstruit le sexisme et le patriarcat, on ne mettra pas fin aux idées reçues sur le viol. Et faire le lien entre tout ça, c’est tellement difficile ! Je ne sais pas si les gens sont prêts à l’entendre, mais c’est capital de rappeler que c’est dans ce sens que doit aller le féminisme. »

Pour vous, le traitement médiatique du procès Mazan, loin de provoquer une révolution féministe, s’inscrit et renforce donc la culture du viol ?

« Les viols de Mazan sont une conséquence de la culture du viol. Quand bien même ces faits peuvent apparaître extraordinaires par leur caractère massif, glauque et violent, ils sont en réalité un prolongement conforme à une multitude d’idées reçues sexistes et misogynes sur les femmes et les rapports hommes-femmes. Ces idées sont très banales et partagées largement par la société. Mais ce n’est pas de cela dont parlent les médias quand il est question de “culture du viol”.

La culture du viol a des bases communes dans tous les pays et toutes les cultures, mais elle a des particularités dans chacune d’elles

Au contraire, ils s’appuient sur les aspects les plus cauchemardesques de l’affaire et, ce faisant, renforcent son aspect monstrueux, hors-norme. Et c’est facile pour eux de le faire puisque les viols de Mazan entrent dans l’idée qu’on se fait collectivement d’un bon viol. Les réactions de l’ordre de l’horreur, teintées de classisme3 en raison du profil des violeurs, sont les bienvenues dans les rédactions. Mécaniquement, les médias opèrent une mise à distance des violeurs, considérés comme des dégénérés. Ce qui a pour conséquence qu’on entend, encore aujourd’hui : “not all men”.

La société a besoin de se rassurer sur ses capacités à condamner des cas de viols, et il en va de même pour les hommes. Dans l’étude Good Guys Don’t Rape : Gender, Domination, and Mobilizing Rape4, les sociologues américaines Cheri Joe Pascoe et Jocelyn Hollander racontent un match de foot entre deux équipes locales. À la fin du match, les vainqueurs chantent “No Means no” [non c’est non] pour se moquer d’un joueur de l’équipe perdante, jugé trop peu séduisant pour avoir des rapports sexuels avec des femmes sans recourir au viol. Pour eux, les “vrais hommes” n’ont pas besoin de violer. Pourtant, au fil des discussions avec eux, les deux chercheuses réalisent qu’ils ont eux-mêmes des comportements agressifs et qu’ils sont aussi auteurs de viols. C’est un exemple typique de la façon dont certains hommes se servent de la critique du viol pour rehausser leur propre masculinité. Le violeur, ce sera toujours “the boy next door” [le garçon d’à côté], jamais eux-mêmes. Ce réflexe s’est aussi vu dans le cas du procès Mazan où on a vu, par exemple, un tik-tokeur antifa déclarer que les hommes n’ayant toujours pas compris qu’il ne fallait pas violer étaient vraiment à côté de la plaque. Une façon pour lui de s’en distinguer.

Je suis donc assez pessimiste : je ne crois pas que le procès Mazan va permettre cette prise de conscience que la culture du viol est partout et en nous.

Dans votre ouvrage, vous expliquez aussi qu’il existe une culture du viol « à la française », spécifique à la France. Pourriez-vous nous expliquer en quoi ?

« La culture du viol a des bases communes dans tous les pays et toutes les cultures, mais elle a des particularités dans chacune d’elles. Par exemple, Donald Trump et Dominique Strauss-Kahn ont tous les deux été accusés de viols. En défense de Donald Trump, on a entendu des propos de type “Oh, mais vous savez bien comment il est, les hommes sont comme ça...”, le fameux “boys will be boys” qui permet d’excuser leurs “envies incontrôlables”. Dans le cas de DSK, accusé d’avoir sauté sur une femme de chambre d’un Sofitel de New York, de l’avoir séquestrée et de lui avoir éjaculé dessus, ou encore d’avoir pratiqué une sodomie forcée sur des prostituées à l’hôtel Carlton de Lille, le type de défense était tout autre. Jack Lang expliquait avec pédagogie que “la France est le pays qui a inventé l’amour. Ce n’est pas le cas des États-Unis, ils n’ont pas la même légèreté que nous”. En France, ce qui revient sans cesse, c’est qu’il y a une asymétrie dans les rapports de séduction entre les hommes et les femmes ; en réalité une prédation de l’homme sur la femme. Ainsi, on a vu des féministes, comme Irène Thierry, prendre la défense de DSK arguant une “certaines façons de vivre et pas seulement de penser, qui refusent les impasses du politiquement correct” ou du “charme des baisers volés”. Suite à la pétition sur la “liberté d’importuner”, signée par des intellectuelles françaises, la presse nord-américaine a supposé un consensus sur le sujet parmi les féministes françaises, allant jusqu’à évoquer un “féminisme français” réticent à remettre en cause l’hétérosexualité et les dynamiques de domination entre hommes et femmes. »

Dans cet ouvrage vous évoquez des pistes pour lutter contre la culture du viol : quelles sont-elles et qu’en pensez-vous aujourd’hui ?

« Certaines associations féministes ont lancé un appel au gouvernement… Mais tant qu’on aura ces dirigeants en place, il n’y a rien à en attendre. On ne va pas discuter avec ces gens-là ! Je rappelle qu’on est dans une époque de préfascisme, où l’extrême droite n’a jamais eu des scores aussi élevés. Quand autant de Français votent pour l’extrême droite, les droits des femmes sont nécessairement en danger.

Quand autant de Français votent pour l’extrême droite, les droits des femmes sont en danger

L’éducation au consentement, à l’égalité de genre, de race, de classe, reste essentielle. Aussi, il ne faut jamais oublier que les plus touchées par les violences sexuelles sont les personnes trans et racisées. Par contre je ne pense plus que cette éducation doit s’adresser aux hommes adultes, qui sont parfaitement conscients de ce qu’ils font : ils le font parce que structurellement ils sont en capacité de pouvoir le faire et de s’en sortir. L’éducation par les médias est également compliquée à mettre en place parce que les directeurs de publication restent majoritairement des hommes blancs : cela oriente nécessairement les lignes éditoriales.

Mais ce qui importe vraiment, c’est d’inverser le rapport de force matériel. Quand les femmes ne dépendront plus des hommes, économiquement, structurellement, socialement et politiquement, alors elles subiront moins de sexisme et donc moins de violences sexuelles. Dans l’affaire Mazan, l’autre victime qui a été violée par son mari sur les conseils de Dominique Pélicot le dit très bien : “Je reste aussi [mariée avec lui] pour des questions de finances : je ne travaille pas et j’ai encore les enfants à l’école.”. Quand on a dit ça, on comprend bien où est le nœud du problème ! »

Propos recueillis par Livia Stahl

1 L’hétérosexisme se réfère aux comportements, propos ou attitudes qui renforcent les normes de genre hétérosexuelles et qui discriminent les attitudes qui s’en distinguent.

2 Le pater familias était l’homme de plus haut rang dans une maisonnée romaine, qui détenait la patria potestas, c’est-à-dire le « pouvoir paternel » de vie ou de mort, sur sa femme, ses enfants et ses esclaves.

3 Discrimination fondée sur l’appartenance ou la non-appartenance à une classe sociale, souvent basée sur des critères économiques.

4 « Good Guys Don’t Rape : Gender, Domination, and Mobilizing Rape », C. J. Pascoe Jocelyn A. Hollander, Gender & Society (2016).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°234 (octobre 2024)

Dans ce numéro, on revient avec Valérie Rey-Robert sur ce qu’est la culture du viol dans un dossier de quatre pages, avec en toile de fond l’affaire des viols de Mazan. On aborde aussi le culte du patriarche et les violences sexistes dans le cinéma d’auteur. Hors-dossier, Vincent Tiberj déconstruit le mythe de la droitisation de la France. On se penche sur les centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Italie, avant de revenir sur la grève victorieuse des femmes de chambres d’un hôtel de luxe à Marseille. Enfin, on sollicite votre soutien pour sortir CQFD de la dèche !

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Paru dans CQFD n°234 (octobre 2024)
Dans la rubrique Le dossier

Par Livia Stahl
Illustré par Manon Raupp

Mis en ligne le 19.10.2024