« Winter is coming »

Comme si ça ne suffisait pas, il y a toujours des pressions qui s’ajoutent à notre aliénation quotidienne au travail. Aujourd’hui, la mention « anglais, lu, écrit, parlé » sur la fiche de poste des ouvriers et employés de l’usine est presque devenue une réalité incontournable. Pas avec nos collègues directs, non. Et si on veut dire merde à son chef, on peut toujours. Ça se situe à d’autres niveaux  : lors des communications par l’intranet ou par téléphone, pour les commerciaux et pour les cadres, mais aussi directement sur nos écrans de contrôle où les alarmes et les informations s’affichent, depuis trois mois maintenant, dans la langue de Johnny Rotten.

Par Efix.

C’était quelque chose qu’on sentait déjà venir sous la direction de Total, mais, maintenant que nous sommes gérés par l’autrichienne Borealis (à capitaux d’Abu Dhabi), c’est devenu impératif. Le système de gestion de cette entreprise est très centralisé et, en même temps très divisé en sous-secteurs avec des directeurs un peu partout. Ça s’appelle « organisation matricielle » (si vous voulez en savoir plus, allez voir Wikipédia). Comme Borealis est surtout basé en Autriche, Finlande, Hongrie et émirats (le tout géré de Belgique), cela implique une langue commune. En l’occurrence, un anglais dans son avatar mondialisé, c’est-à-dire très technique.

Ça a donc commencé chez les cadres dirigeants, puis les autres cadres et ingénieurs, puis les techniciens et les services extérieurs, secrétariat et commerciaux. A présent, cela gagne la maintenance et la fabrication. La formation professionnelle interne y consacre beaucoup de moyens (pas loin de 20 % du budget) et selon le niveau hiérarchique, les cours se font en immersion (en Grande-Bretagne), en cours téléphonique, en cours particulier (« face to face ») ou en cours collectif. Alors que des gens comme moi qui, il y a des lustres et dans le cadre de la formation perso, avaient demandé des cours pour mieux manier l’idiome en question pour les vacances, s’étaient vu systématiquement rembarrés.

Cette nouvelle contrainte crée un stress énorme, d’autant qu’il s’agit d’un anglais technique et non plus scolaire et que la peur de dire le contraire de ce qu’on a voulu dire est permanent. Sur nos logiciels en anglais, il arrive fréquemment qu’on ne soit pas sûr d’avoir bien compris et on préfère alors s’abstenir plutôt que de mal faire. Dans une usine à risque, c’est plutôt moyen.

Le PDG vient visiter l’usine assez souvent. Il visite les ateliers et les bureaux et parle « british ». Il faut l’écouter et faire semblant de s’intéresser à ce qu’il dit. L’ingénieur présent s’essaie à traduire plus ou moins bien. Et c’est devenu tout le temps comme ça. Au supérieur hiérarchique qui nous interpelle, il faut immédiatement répondre en anglais. Au mail envoyé par un collègue, il faut répondre en anglais. Cette pression constante finit par s’apparenter à un lavage de cerveau qui dégrade encore un peu plus les conditions de travail dans toutes les strates de l’usine. Notre environnement est ponctué de mot d’ordre en anglais (« keep discovering », « innovation day », « business projects », « call conf »…) et il n’est plus question que d’acronymes anglais dont on ne comprend plus le sens. Le pire c’est peut-être lorsqu’on reçoit une fiche technique en anglais pour un produit ou une machine. Elle doit nous être remise traduite (c’est la loi), mais il manque souvent des phrases entières ou même des pages. Pas facile.

Voilà où l’on en est. Tout cela est lié aussi à la « nouvelle politique », la « nouvelle éthique » que nos nouveaux patrons veulent imposer. Chaque entreprise veut développer un état d’esprit propre. Avec Total, cet « esprit » s’appuyait sur des pratiques dures et quasi-barbouzardes. Là, on veut nous l’inculquer de manière a priori plus humaine, avec le sourire, mais c’est en fait beaucoup plus insidieux. Le rouleau compresseur idéologique de la boîte avance lentement mais sûrement. Jusqu’à ce que les prolos retrouvent ou recréent leur propre jargon pour mieux tourner en dérision cette nouvelle forme de « friendly » domination.

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2 commentaires
  • 13 janvier 2015, 22:02, par Pram

    Il y a longtemps, très longtemps, la CGT faisait ce combat-là : se battre pour le droit de travailler en français en France. Mieux encore, je me rappelle l’époque ou le personnel qui maîtrisait d’autres langues dans le cadre de leur travail avait droit à des primes de langue comme à la SNCF. Maintenant si la maîtrise de l’anglais n’est pas acquise au préalable c’est de plus en plus le droit au chômage.

    En fait cette pratique et cet usage de l’unilinguisme anglais sur le plan technique ou professionnel n’est même pas du bilinguisme de bon aloi, mais une sort d’ambilinguisme propre aux sociétés et aux peuples minoritaires. Voir les Québécois ou les arabophones de l’Algérie de papa ou encore l’anglicisation de l’Irlande, même après son indépendance. Voir la russification en Ukraine, justifiée par Lénine lui-même. J’y reviens plus loin. L’assimilation linguistique imposée dans le cadre du travail est au moins aussi puissante que par le moyen du cadre scolaire.

    Certains osent nous dire que dans le cadre de la mondialisation, tous nous devons subir ce genre de contrainte. Mais ils oublient de préciser que cette contrainte ne s’applique pas à tous puisque les anglophones ont le privilègent inouï d’être les seuls à ne pas être au chomage s’ils ne sont pas bilingues. Et que l’on ne fasse pas un parallèle avec le statut du latin au Moyen-âge ou celui de la "lingua franca" en Méditerranée. Ces vernaculaires n’étaient la prérogative d’aucun peuple à cette époque. Contrairement à l’anglais aujourd’hui.

    Je vais vous citer un passage de Lénine qui illustre de manière explicite comment il pouvait participer lui-même à une russification typiquement grand-russe qu’il prétendait dénoncer par ailleurs. Ce passage illustre la prescience de Lénine à propos de la meilleure efficacité de l’assimilation linguistique par les contraintes de l’organisation du travail de l’économie libérale (développement du capitalisme en Russie) que par les méthodes de la persécution bureaucratique grand-russe, y compris stalinienne : Le discours léniniste est au moins aussi colonial que les discours civilisateurs des empires occidentaux. Aujourd’hui ce sont des discours culpabilisateurs qui prévalent : « Comment vous n’êtes pas bilingue (anglophone s’entend...) ? Quelle ringardise ! Il y a aussi un autre discours beaucoup moins gentil : « Apprenez l’anglais si vous ne voulez pas être déclassé (au chômage) dans votre propre pays... »

    Revenons à Lénine, c’est une lecture d’un "réalisme" cru... : « Nous pensons que la grande et puissante langue russe n’a pas besoin qu’on oblige qui que ce soit à l’apprendre sous la menace de la trique (idem). Nous sommes persuadé que le développement du capitalisme en Russie et, d’une façon générale tout le cours de la vie sociale, conduit à un rapprochement mutuel des nations. (...). Ceux qui par leurs conditions de vie et de travail ont besoin de connaître le russe l’apprendront sans encourir la trique. Quant à la coercition (la trique) elle aura pour seule conséquence de gêner la pénétration de la grande et puissance langue russe dans les autres groupes nationaux.... » Tiré de : "Faut-il une langue officielle obligatoire ?" (1914) in « Lénine et les questions de langue », Moscou, 1982.

    Tout est dit : "les conditions de vie et de travail..."

    • 14 janvier 2015, 12:42

      Lénine a t-il vraiment dit « le développement du capitalisme en Russie [...]conduit à un rapprochement mutuel des nations. » ?

    • 14 janvier 2015, 15:08

      D’après la date, la citation précède la révolution et la prise de pouvoir des bolchéviques. D’où probablement l’expansion du capitalisme dans le cadre du pouvoir tsariste. C’est l’ennui des citations hors contexte : c’est difficile de savoir ce qu’elles veulent dire vraiment (et c’est parfois facile de leur faire dire ce qu’on veut).

    • 14 janvier 2015, 21:28, par Pram

      Je ne prendrai pas votre question comme mettant en doute l’authenticité de ma citation. Je la comprend plutôt comme une surprise de votre part que Lénine puisse admettre que le capitalisme soit un instrument de rapprochement « mutuel » des nations. Et il dit bien « nations » et non pas « peuples » dans le sens de « classes populaires ». Or il n’a rien là d’extraordinaire de la part d’un marxiste comme Lénine. Engels n’affirmait-il pas 25 ans avant lui, dans « Esquisse d’une critique de l’économie politique » :

      En dissolvant les nationalités, l’économie libérale fit de son mieux pour généraliser l’hostilité, pour convertir l’humanité en une horde de bêtes féroces – les concurrents sont-ils autre chose ? – qui se dévorent mutuellement parce que les intérêts de chacun sont égaux à ceux de tous les autres. Après ce travail préliminaire, il ne restait plus à l’économie libérale qu’un pas à faire pour atteindre son but : il lui fallait encore dissoudre la famille.

      C’est là un bon résumé de notre monde actuel. Le projet du libéralisme est de nous réduire tous au statut de consommateurs individualisés. Le macro système national, tout comme la micro structure familiale doivent être éliminés au profit d’un individualisme exacerbé. En cela Lénine, en bon marxiste, tout comme Marx et Engels, voyaient dans ce processus social un phénomène positif, car abolissant les bases sociales anciennes (religions, nations, cultures, familles) qui ne pouvaient être que des obstacles à la révolution mondiale. La « mondialisation heureuse » c’est forcémenent le communisme qui en sera le porteur pour les marxistes conséquents.

      Pourquoi donc s’étonner que Lénine puisse voir alors de façon positive le travail d’assimilation des Ukrainiens par ex. (peuple « encrouté » parmi bien d’autres) vers une russification elle-même portée par la rationalité du capitalisme et l’expression même de la modernité de son époque ? Lénine n’était-il pas admirateur du fordisme. Pour paraphraser Lénine, la modernité dans l’empire russe de 1914, c’est la russification plus le fordisme.

    • 14 janvier 2015, 22:06, par Pram

      L’année de la rédaction de ce texte de Lénine a été mentionné, donc le contexte n’a pas été occulté. Lénine, comme tout marxiste, croit que le capitalisme a un effet positif majeur dans la marche du Progrès . Car, à ses yeux, il a l’immense avantage d’exister. Sans lui, pas de classe ouvrière, pas de crise sociale possible qui permettront la seule Révolution mondiale. La russification des nations de l’Empire russe est donc pour lui un processus bien plus « naturel » et acceptable que le knout grand russien. car cette fois c’est le capitalisme libéral qui en est le vecteur. Or en quoi la Révolution en général et en Russie en particulier pourrait-elle remettre en cause cette assimilation linguistique vers la langue unique lequel était le vecteur même de la modernité ultime sur le plan intellectuel ? Sauf pour une courte période, la russification fût systématiquement au programme des communistes soviétiques. Et le Georgien Staline était très bien placé pour en comprendre l’importance...

      Quoiqu’il arrive, l’Internationale communiste ne pouvait qu’avoir une seule langue « in fine », quitte à en passer par une transition inévitable en faveur des grandes langues impériales. Celle-ci étant les seules à maîtriser la langue de la Modernité à travers les vocabulaires scientifiques, techniques et philosophiques. C’est exactement ce qu’en passait la gauche française envers les langues des peuples de l’empire colonial français. Pendant un siècle en effet, jamais la gauche française n’a imaginé ou revendiqué d’ouvrir en Algérie des écoles, des collèges des universités en langue arabe. Celle-ci ne pouvait être à ses yeux qu’un vecteur de la pensée rétrograde. Un peu comme le vote des femmes en métropole.

      Si on s’en tient aux pays industrialisés, la France par exemple commence donc à subir actuellement la même médecine linguistique que les Ukrainiens ont bien connu avant et après la révolution russe. Petit détail parmi tant d’autres : les machines à dactylographier en URSS n’étaient disponibles qu’en cyrillique russe. Pour les Ukrainiens c’étaient déjà un problème puisqu’il leurs manquait des lettres de l’ukrainien. Un peu comme abolir l’usage des accents en français...

  • 15 janvier 2015, 09:11, par Sophie.L

    Avec ce système ils ont trouvé un moyen d’éviter la confrontation directe entre les ouvriers et les patrons, dire « merde » en Anglais, contester un dirigeant étranger devient beaucoup plus difficile, voire impossible. Cela induit à mon avis un fonctionnement totalitaire, ou les salariés disposant de très peu de moyens d’expression (un Anglais technique) ne peuvent plus exprimer leur ressentis, leur colère. Bien joué le capitalisme mondial, il fallait y penser !

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