Nous revenons et nous sommes des millions

Réforme des retraites : enfumage et cruauté

Voilà que ça les reprend. Neuf ans après la réforme des retraites de François Hollande et Marisol Touraine, le gouvernement de Macron, minoritaire au Parlement et dans l’opinion, s’apprête à imposer un nouveau recul des droits des travailleurs, et même en réalité de quasi tout le monde. Sans surprise, le programme annoncé est bien moche. Analyse et témoignages.
Photo : Serge D’Ignazio

Entrons dans le vif : pour jouir d’une retraite à taux plein, la durée de cotisation passera progressivement de 40 à 43 ans en 2027 (huit ans plus tôt que ce que prévoyait la précédente réforme). Pour les carrières longues, les heures sup’ sont toujours à l’ordre du jour : ceux qui ont commencé à travailler à seize ans pourront partir dès 60, c’est-à-dire après 44 ans de travail. Elle est pas belle, la vie ? Les autres attendront désormais l’âge de 64 ans, au lieu de 62.

Autre atteinte, la suppression des régimes spéciaux, tels ceux des cheminots ou des employés des industries énergétiques, censés compenser la pénibilité de leur travail. À la place, on promet une meilleure prise en compte de la pénibilité sur examen médical, permettant une retraite anticipée à… 62 ans, l’âge actuel de départ. Comme on pouvait s’y attendre, la mesure réputée la plus « sociale » est un enfumage : la fameuse retraite minimale à 85 % du Smic ne serait en réalité applicable qu’à un tout petit nombre de personnes1.

C’est compliqué ? C’est fait exprès. L’opacité, les annonces contradictoires, les « lignes rouges » du gouvernement qui se déplacent du jour au lendemain… Autant de stratégies de démobilisation qui ont fait leurs preuves sur d’autres mouvements, autant de manières d’intimider la populace en l’empêchant de comprendre ses droits.

« Les plus vulnérables en auront pris encore un peu plus plein la gueule »

Pour y entendre quelque chose, on essaie de se raccrocher à du concret, on sort les calculettes. L’âge moyen d’entrée dans la vie active étant aujourd’hui de 22 ans et demi, 43 ans de cotisations, ça nous amène déjà au-delà de 65 ans – et encore, à supposer que les conditions ne soient pas durcies d’ici là, et dans l’hypothèse (désormais inimaginable) d’une carrière sans trous.

À l’arrivée, une chose est sûre : les plus vulnérables en auront pris encore un peu plus plein la gueule. Les travailleurs pauvres, dont l’espérance de vie est la plus faible, et les femmes, dont les bonifications liées à la maternité se verront diluées par la réforme, sont les grands perdants de la réforme2Passer de 62 à 64 ans, c’est aussi deux ans de galère en plus pour les chômeurs et les précaires.

Il y a trente ans, sous Balladur, la première « réforme des retraites » allongeait déjà de 37,5 à 40 ans la durée de cotisation des salariés du privé et basait le calcul de leur pension sur leurs 25 meilleures années au lieu des dix meilleures. Dans l’état actuel des choses, on attend déjà la prochaine : le projet actuel ne prétend même pas financer le régime des retraites après 2030…

Alors, après avoir sorti la calculette, l’heure est peut-être de la ranger. Sur la question du travail, CQFD a toujours plutôt été de la team sieste, sabotage et collectivisation des moyens de production. Le terrain de la compta, a priori c’est pas le nôtre : quand on veut pas travailler (ou le moins possible), tu parles si on s’en fout que les régimes de retraite soient en déficit. Mais ce n’est pas parce qu’on n’aime pas le travail qu’on a envie de laisser bazarder une à une les conquêtes sociales de nos aînés et passer nos vieux jours dans la galère.

« Le système de la retraite par cotisation tant défendu est déjà d’une injustice totale »

À l’aube, on l’espère, d’un énorme mouvement de révolte, pas question donc de se laisser dicter les termes du débat par les libéraux, pas plus que par les syndicats et le reste de la gauche française. Car, en entendant LFI, le PCF ou la CGT réclamer à l’unisson le retour à la retraite à 60 ans, on en oublierait presque que, si c’était certes « mieux avant », le système de la retraite par cotisation tant défendu est déjà d’une injustice totale. Contrairement aux impôts, les cotisations sont strictement proportionnelles. Surtout, fonder le niveau des retraites sur les cotisations des salariés tout au long de leur vie, cela signifie que ceux qui ont gagné le plus d’argent toucheront aussi de plus grosses retraites – quand bien même ils ont pu accumuler entre-temps un patrimoine3.

Les solutions, en attendant l’abolition de l’argent, du travail et de l’État ? On en discute. Sans bouleverser le système actuel, augmenter les salaires – en particulier ceux des femmes, pour atteindre enfin l’égalité salariale – permettrait déjà d’augmenter les cotisations4. En allant un chouille plus loin, on peut aussi imaginer qu’à partir d’un certain âge, la société prenne soin de tout le monde, fainéants compris, comme elle le fait (de plus en plus mal) des enfants et des malades, en versant à tous une allocation unique, suffisante pour vivre dignement. On la financerait, comme les autres politiques publiques, par un impôt fortement progressif. Après s’être engraissés sur leur dos pendant toute leur vie, les riches permettraient ainsi aux pauvres de se reposer enfin. Ce serait bien le minimum.

Qui pour porter cette idée dans les prochaines manifs ?

La rédaction
Photo : Serge D’Ignazio

Retrouver la confiance

Présent dans le cortège parisien du 19 janvier, le journaliste Olivier Cyran nous fait part de son enthousiasme pour une mobilisation « qui ne pourra pas rester sans suite ».

C’était une bien belle manif à Paris et je regrette pas d’être monté de mon patelin pour prendre ce bol de vitamines. Rien que de bouger dans cette foule immense et remontée à bloc, où tu croisais à la fois des totos5, des lycéens vénères (« métro, boulot, caveau », disait l’une de leurs pancartes), des sans-pap’, des précaires, des cheminots SUD-Rail qui ambiançaient de dingue, toutes sortes d’énergies de tous poils, y compris celles plus exotiques et bien peignées, de la CFDT et de la Confédération générale des cadres, eh ben ça revigore. On a beau se douter que Macron et sa bande de managers congestionnés n’en ont rien à secouer d’avoir deux millions de gens en pétard dans la rue, et qu’ils tenteront de passer en force en envoyant dix mille flics de plus la prochaine fois, et même si on n’a pas une confiance infinie dans les capacités stratégiques des centrales syndicales, on se dit qu’une telle mobilisation ne pourra pas rester sans suite. D’une manière ou d’une autre, ça réchauffera de plus belle, non ?

Quant aux « casseurs » dont les chaînes d’info ont fait leurs choux gras (avec les éditorialistes Christophe Barbier, Franz-Olivier Giesbert et les deux Duhamel en phalange patronale sur BFM pour débriefer la manif), il se trouve que j’étais à l’endroit où ça a chauffé avec les condés sur le boulevard Beaumarchais. Les policiers français me filent beaucoup trop la pétoche pour que je ne me fasse pas tout petit quand ils chargent comme des malades, mais j’avoue bien volontiers avoir ressenti de la sympathie pour les moins peureux que moi (qui étaient aussi, let’s face it, beaucoup plus jeunes), lorsqu’ils ont fait fuir les troopers en leur balançant des trucs. C’est une toute petite monnaie pour les violences sanglantes et systématiques qui ont blessé, mutilé ou traumatisé tant de monde dans tant de manifs. Cette fois le traumatisme a été surmonté et de la confiance collective retrouvée, et ce n’est pas le moindre des gains de cette journée.

Olivier Cyran
Photo : Serge D’Ignazio
« Déjà près d’un senior sur deux est sans emploi au moment de partir à la retraite »

Dans les cortèges du 19 janvier se retrouvaient beaucoup de travailleurs et travailleuses, mais aussi, ne l’oublions pas, nombre de chômeurs et chômeuses. Valentine Maillochon, une des porte-parole du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP), nous explique pourquoi ils et elles se retrouvent en première ligne face à cette réforme des retraites.

« Avec le système actuel, qui part à la retraite à 62 ans en étant serein, en ayant cotisé le nombre suffisant d’années ? On n’est plus sur les carrières de nos parents ou grands-parents : les parcours sont toujours plus hachés, marqués par des périodes de chômage et d’emploi à temps partiel.

Nos gouvernants vivent avec un haut capital social, culturel, financier de départ, un accès facile aux soins, des conditions de travail confortables… et tous les privilèges qu’on leur connaît. Ils ne s’imaginent pas ce qu’est l’existence de quelqu’un qui a galéré, est passé de mission d’intérim en mission d’intérim, n’est pas arrivé à trouver de job stable ou à temps complet en CDI, qui subit souvent un degré de pénibilité énorme… Ils leur disent de travailler plus longtemps, mais ces gens-là sont usés.

« Un nivellement par le bas flagrant des conditions de vie des Français »

De manière générale, il y a un nivellement par le bas flagrant des conditions de vie des Français et la seule réponse qu’on nous donne, c’est : pas d’augmentation des salaires et une amputation des droits au chômage, à la retraite… C’est quoi, l’étape suivante ? S’attaquer aux aides sociales ? Histoire de se donner bonne conscience, le gouvernement nous sort de temps en temps des mesurettes comme récemment le chèque carburant. Mais les chômeurs n’y avaient pas droit, ce n’étaient que pour les travailleurs.

Le monde du travail est très cruel, et encore plus envers les seniors qui sont considérés comme plus coûteux, moins performants. À partir de 45 ans, cela devient déjà extrêmement compliqué. Résultat : on constate qu’actuellement, pas loin d’un senior sur deux est sans emploi au moment de partir à la retraite.

Si cette réforme passe, il faut s’attendre à une hausse du nombre de personnes demandant le RSA. Parce que ces chômeurs seniors qui ne sont pas embauchés, qui ne touchent plus d’allocations chômage, qui ne pourront pas partir à la retraite… vont se tourner fatalement vers les minima sociaux. Pour rappel, les allocataires du RSA touchent à peine 500 balles par mois et ne cotisent pas pour la retraite. Ce qui veut dire qu’ils devront rester précaires encore plus longtemps avant de recevoir, si on veut bien la leur donner, une toute petite retraite. Ou un minimum vieillesse qui ne les sortira pas plus de leur pauvreté. Et n’oublions pas qu’un quart des plus pauvres de notre pays meurent avant l’âge actuel de la retraite !

Nos différents collectifs locaux ont été présents dans de nombreuses manifs – Strasbourg, Toulouse, Clermont-Ferrand… C’est important de se montrer en tant que chômeur ou chômeuse et de défendre nos droits. Si ce n’est pas pour nous, c’est pour nos proches. Cette réforme qui touche à nos fins de vie, c’est vraiment la goutte d’eau. On est déjà précarisés et vous nous rajoutez ça ! Ça fait ressortir toutes les rages qu’on accumule depuis plusieurs quinquennats déjà. Même si c’est clair qu’avec Macron, on a fait un sacré bond en avant dans la casse des droits sociaux. »

Propos recueillis par Benoît Godin
Photo : Serge D’Ignazio

C’est juste un crime...

Pendant dix ans, de 2005 à 2015, Jean-Pierre Levaray a tenu dans les pages de CQFD une chronique corrosive intitulée « Je vous écris de l’usine ». Il reprend ici la plume pour nous livrer son regard sur l’impact de la réforme des retraites sur les ouvriers.

On va finir par me dire que je suis privilégié d’avoir pu partir en retraite à 60 ans (après 42 années d’usine quand même)… Quelques jours avant que je passe les grilles de l’usine pour la dernière fois, avec la CGT de ma boîte nous avions obtenu pour les travailleurs sur les postes à pénibilité un départ en préretraite deux ans avant la date prévue de leur retraite. Ce ne serait pas pour ma pomme, mais on était plutôt contents d’avoir obtenu de longue lutte cet accord. C’était il y a plus de sept ans. Évidemment, aujourd’hui cet accord est remis en cause par le taulier.

60 ans, c’est pourtant pas du luxe. Combien de collègues n’ont pas atteint cet âge ? Et aussi combien sont morts dans les premiers temps de leur retraite ?

Le monument aux morts de l’usine se couvre toujours davantage des noms des salariés

Denis était en retraite depuis trois mois. Il disait qu’il profiterait de son temps libre pour s’adonner plus régulièrement à la course à pied, discipline où il excellait. En février de cette année-là, il participa au semi-marathon de la ville. Son temps de course fut honorable. Pourtant, en rentrant chez lui, il s’assit dans son fauteuil, histoire de se reprendre. Il ne se réveilla pas.

Momo nous cuisinait le couscous à l’usine, lorsque le week-end nous travaillions de nuit. Peut-être était-ce à cause de la harissa qu’il avalait à la petite cuillère, peut-être était-ce à cause des produits toxiques respirés dans son labo ? Toujours est-il qu’il succomba à un cancer foudroyant, un an après avoir quitté l’usine. Mon pote Patrice était sportif également. À part le fait qu’il était fan de Johnny, on s’entendait bien et avions le même point de vue sur cette putain d’usine. Lui n’a touché sa retraite que pendant deux ans. Crise cardiaque lors d’une randonnée.

La liste pourrait s’allonger. Je pourrais citer Gérard, Manuel, Daniel et d’autres. Le monument aux morts de l’usine se couvre toujours davantage des noms des salariés et lorsque gouvernants et patrons veulent reculer l’âge de la retraite, c’est juste un crime…

Jean-Pierre Levaray
Photo : Serge D’Ignazio

1 « Le mirage des petites retraites à 1 200 euros », Mediapart (15/01/2023).

2 « Retraites : la réforme n’est pas “plus juste” pour les femmes », Mediapart (23/01/2023).

3 « L’angle mort des retraites les plus élevées en France », Mediapart (23/01/2023).

4 « Égalité salariale pour les femmes, pénibilité, cotisations : les propositions alternatives pour les retraites », Basta (11/03/2023).

5 Militants de la « mouvance autonome ».

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CQFD n°217 (février 2023)

Alors que le mouvement contre la (énième) réforme des retraites s’intensifie, nous ouvrons ce numéro de février par analyse et témoignages... en attendant la grève générale ? Ce n’est pas sans rapport, vu la répression brutale qui a répondu aux dernières grandes mobilisations populaires (loi Travail, Gilets jaunes...) : notre dossier du mois est consacré aux luttes qui défliquent. Huit pages en mode ACAB pour mettre en lumière celles et ceux qui réfléchissent et agissent pour un monde sans police. On revient également, via un long entretien avec le journaliste Rémi Carayol sur le fiasco de la présence militaire française au Sahel. On parle de murs à abattre. Mais ce n’est pas tout... Demandez le programme !

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