La doctrine du trône fumant

Cinquante années de braise

En ce mois de mai 2053, CQFD célèbre en grande pompe ses cinquante ans. Reportage en direct live par un des fondateurs du journal.
Par LL de Mars

Un frémissement parcourt la foule massée dans l’atrium de la tour CQFD lorsque le vieil homme s’avance vers le pupitre. Il marche difficilement, appuyé sur une canne en bois d’acab1 et arborant un veston noir bardé de médailles en nougat à l’effigie du Chien rouge. Le survivant des Premiers Temps Glorieux se hisse péniblement sur le podium et tapote le micro, déclenchant un roulement de tonnerre qui fait sursauter l’assistance. Durant quelques secondes, son regard s’immobilise sur l’imposant bouledogue en ferraille de récup’ érigé ce matin même au centre de l’atrium. Accrochée au monument, une tapisserie en fibres de képis recyclés célèbre en lettres multicolores « 50 ans d’expérimentations sociales ». Le vieil homme s’arrache à sa contemplation et s’éclaircit la voix.

On avait dit : mordre et tenir. Eh bien, nous avons mordu et tenu ! Et pas qu’un peu, nom d’un sac à bretelles !

– Aheum… Chers amis, chères amies, chers camarades, gros big up à tout le monde ! Bravo, bien joué ! On avait dit : mordre et tenir. Eh bien, nous avons mordu et tenu ! Et pas qu’un peu, nom d’un sac à bretelles ! [Salve de hourras et d’applaudissements.] Ce qu’il fallait dire, nous l’avons dit, ce qu’il fallait détruire, nous l’avons détruit, ce qu’il fallait développer, nous l’avons développé pardi ! Enfin, presque… Je veux dire, bon, le capitalisme est mort, finito, kaputt, on revient pas là-dessus. La propriété privée a été abrogée, la police dissoute, le travail mutualisé et réduit à son strict minimum, le droit à la sieste inscrit dans la Constitution, la fortune des gros riches confisquée et redistribuée…

« On a rasé les frontières, supprimé les visas et récupéré les barbelés pour en faire des tuteurs à tomates. Chacun peut aller, venir et s’installer où bon lui semble, on s’en fout, on a tous et toutes les mêmes droits, et rien qu’avec les énormes stocks issus du programme d’autoréduction générale on est tous à l’aise pour encore au moins deux siècles. L’Élysée est devenu un centre de loisirs, par contre je ne sais pas où en est le projet de transformer le poste de commandement militaire en piscine à balles autogérée… [“Ça avance !”, s’exclament des voix dans la foule.] Ah, on me dit que c’est en bonne voie. Bon, côté abolition du patriarcat, ça avance aussi, je dirais, mais il y a encore des progrès à faire, hein, c’est clair, ça prend du temps… [Des quolibets et des rires moqueurs retentissent tandis que le vieil homme s’éponge le front.]

« Il y a pourtant un domaine où ça coince encore : l’horizontalité du pouvoir, also known as la lutte contre les conduites autoritaires, les petits chefs et les grandes gueules. Certes, là aussi on a fait du chemin. On a congédié le président, les ministres, les patrons et toute la chefferie parasitaire, et on a filé les clés aux conseils de chômailleurs et aux assemblées de quartiers. Parfait ! Sauf que les mauvaises habitudes ont la vie dure. La conception hiérarchique du monde social n’a pas été extirpée des esprits. Trop souvent encore, nous confondons responsabilité et autorité, abusant ainsi de nos petits vestiges de pouvoir.

« Il y a pourtant un moyen simple de réfréner ces comportements merdiques. Et ce moyen, figurez-vous qu’à CQFD on l’a mis en place il y a déjà cinquante ans ! Cinquante ans, nom d’un chien, je… j’les ai pas vus passer… [Sa voix chevrotante se liquéfie, il se mouche bruyamment et se reprend.]

« De quoi s’agit-il ? Eh bien, dès le début on s’était dit : au feu les patrons et les chefaillons, le journal est à celles et ceux qui le font et son contenu sera décidé par toutes et tous en conf’ de rédac. Mais comme il faut sortir un numéro tous les mois et qu’on n’a pas le temps de soumettre chaque prise de décision à la délibération collective, on admet qu’une ou plusieurs personnes soient mandatées pour un temps donné à exercer ou coordonner les tâches d’édition, comme la relecture des papiers, les coupes, la titraille, le suivi avec la correctrice et la maquettiste, etc. Attribution purement technique en apparence, mais… [Il a une quinte de toux, une médaille se décroche et dégringole par terre.] Mais qui en réalité concentre les pouvoirs essentiels dans la vie d’un journal ! D’où l’importance de veiller collectivement à ce que personne n’en fasse mauvais usage.

« Alors nous nous sommes inspirés d’une vieille coutume maya rapportée dans les années 1930 par l’écrivain voyageur anarchiste B. Traven. Le principe est le suivant : tout candidat ou candidate à la fonction de chef doit occuper un siège percé sous lequel se trouve un pot plein de braises. Attendez, écoutez bien… [De son sac l’orateur sort en tremblotant un vieux bouquin tout écorné dont il se met à lire un extrait.]

« Ce feu placé sous le postérieur du chef dignement assis sur son siège officiel doit lui rappeler qu’il n’y est pas installé pour se reposer, mais pour travailler pour le peuple »

« Ce feu placé sous le postérieur du chef dignement assis sur son siège officiel doit lui rappeler qu’il n’y est pas installé pour se reposer, mais pour travailler pour le peuple. Il doit demeurer vif et zélé même lorsqu’il est installé officiellement. En outre, il ne doit pas oublier qui a glissé ce feu sous son séant, c’est-à-dire la tribu qui désignera le cacique de l’année à venir, et ceci pour lui mettre en mémoire qu’il ne doit pas se cramponner à sa place, mais la céder dès que son mandat sera écoulé, afin d’éviter un règne à vie. S’il venait à s’accrocher à son poste, on lui mettrait sous les fesses un feu si grand et si long qu’il ne resterait rien de lui ni du siège.

« Et Traven de conclure : “Aucun chef n’est irremplaçable. Et plus rapidement les nouveaux dirigeants se succèdent sur le siège ardent, plus vivant reste le mouvement. Ne sois pas timoré, prolétaire. Et encore moins sentimental.2

« Ce conseil nous a paru excellent et nous l’avons suivi à la lettre. Sur le coup il y a eu des résistances, je ne vous le cache pas. Mais moi qui suis passé par là, je peux vous assurer qu’on s’en relève très bien. Pour assurer la cohésion du groupe, il n’y a pas mieux. J’irais même jusqu’à dire que c’est grâce à la doctrine du trône fumant que CQFD mord et tient depuis toutes ces années. Qu’attendons-nous pour la généraliser ? »

Alors qu’il laisse résonner l’interrogation, dressant le poing d’un air pompeux, la foule s’agite. Des derniers rangs jaillissent une dizaine de femmes qui galopent vers la scène, certaines très jeunes d’autres moins. « Il nous gonfle ce vieux relou », crie l’une. « On te l’apporte ton trône, papy », ajoute une autre, qui arbore une fort seyante crête rose. Elle ne ment pas : à sa main, un seau de métal où grésillent des braises rougeoyantes.

Sur la scène, le vieil homme esquisse un sourire, qui se veut ému mais sonne diablement faux. Puis il prend la poudre d’escampette direction les coulisses, suivi par la petite troupe rugissante, toutes derrière et lui devant.

Olivier Cyran

1 Bois d’acab : nom donné au matériau issu de la transformation des matraques, casques, boucliers et équipements divers saisis dans les entrepôts de l’ancienne préfecture de police, devenue depuis le Musée de la répression.

2 B. Traven, « Administration indienne et démocratie directe », Le Gros capitaliste et autres histoires, Libertalia, 2018.

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CQFD n°220 (mai 2023)

CQFD fête ses 20 ans d’existence ! Notre numéro 0 est en effet paru en avril 2003, notre numéro 1 le mois suivant… Un média indépendant qui tient deux décennies, qui plus est sur papier et toujours en kiosque, ce n’est pas si courant et on s’est dit que cela méritait d’être célébré ! Voici donc un numéro anniversaire (40 pages au lieu de 24 s’il vous plaît) avec un copieux dossier consacré à la vie trépidante du Chien rouge.
Mais on parle aussi de bien d’autres choses : depuis l’opération militaro-policière Wuambushu vue depuis Marseille (première ville comorienne du monde) à un entretien avec Lise Foisneau autour de son livre consacré aux Roms de Provence, des exploitées de la crevette au Maroc jusqu’aux victimes de crimes policiers au Sénégal en passant par les luttes pas toujours évidentes contre les barrages en Thaïlande... Et le mouvement social qui se poursuit encore et encore, évidemment ! On lâche rien !

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