Refus de parvenir

Depuis de nombreuses années, l’équipe lausannoise du Centre international de recherches sur l’anarchie1 tente d’actualiser la théorie et les pratiques du refus de parvenir nées au début du XXe siècle. Au-delà des seuls appels à déserter le système et des comportements d’esquive individuels, il s’agit de participer à une émancipation de la société tout entière.

On ne compte plus dans la littérature du XIXe siècle les personnages de parvenus, chez Balzac, Stendhal ou Flaubert, tous traités avec condescendance : l’arriviste est unanimement détesté, décrit comme un homme dévoré par l’ambition et son ascension se termine immanquablement par une chute abyssale, car il ne parvient jamais à en assumer les contradictions. Pour lui qui se trouve tout en bas de l’échelle sociale, tous les moyens sont bons et tous les coups sont permis pour parvenir à ses fins dans une lutte des places n’ayant rien à envier au struggle for life darwinien. Mais ce petit manège ne concerne que la « haute » : ceux qui sont bien en place sciant les branches auxquels les aspirants essaient de se raccrocher pour les détrôner. Dans une société où le capitalisme sauvage (non encore domestiqué par le compromis social-démocrate) se déploie sans vergogne, le paraître et l’argent sont (déjà) canonisés. Le parvenu s’y coule comme dans une seconde peau à grand renfort de compromissions. De l’autre côté de la barricade, le non parvenu ne se considère pas comme un raté. Le reniement de ses convictions constitue la ligne rouge entre refus de parvenir et refus de réussir : le premier se concrétise dans le souci d’une action nouant, de manière précaire, idéal d’émancipation collective et pratiques individuelles, le mépris de l’argent et des privilèges, un cadre éthique aidant à minimiser l’influence de quelques tendances humaines trop humaines (orgueil, vanité, égoïsme), un rejet de la prise de pouvoir, du principe hiérarchique même, un abandon de la compétition de tous contre tous au profit de la coopération de tous avec tous.

Haro sur les sociaux-traîtres !

Longtemps, ce jeu de chaises musicales permettant d’accéder aux meilleures positions sociales laisse le monde ouvrier dans une indifférence marmoréenne, même si l’Internationale, en 1871, lance déjà cet avertissement prémonitoire : « Il n’est pas de sauveurs suprêmes : Ni dieu, ni césar, ni tribun. » Dans sa contribution consacrée au milieu anarchiste lyonnais entre 1919 et 1939, Claire Auzias insiste sur «  l’incongruité de parvenir » chez la plupart des militants unis par un fort sentiment d’identité de classe et un engagement quotidien. Le refus, implicite, de toute promotion sociale se manifeste d’abord par une hostilité certaine envers « les tendances à la professionnalisation du syndicalisme et [...] la volonté des communistes de contrôler le monde ouvrier ». Ces dérives sont perçues comme autant de trahisons de classe en faveur d’une recherche personnelle de profit, de carrière, de pouvoir ou de prestige. Et l’on se moque allègrement d’un Léon Jouhaux accroché à son poste de secrétaire national de la CGT pendant des décennies. Vis-à-vis du travail, ensuite, cela passe par le refus d’un trop fort attachement à un patron ou à un métier. Au « carriérisme », on préfère l’existence du « trimard » qui consiste à vagabonder en passant d’un emploi à un autre à la manière des hobos américains. Ce qui permet aussi de répandre l’agitation révolutionnaire au-delà des seules villes industrielles. Si la fierté du métier est très répandue, des ruses pour échapper aux contraintes du travail marchand sont mises en pratique par certains ouvriers. Et Claire Auzias de préciser : « Le macadam, simulation d’accident de travail confirmé par la complaisance du docteur socialiste Grandclément, surnommé “le roi du macadam”, ouvrait droit à un demi-salaire payé sur l’assurance patronale. Régis Eyraud s’en fit une spécialité pendant au moins cinq ans, de 1923 à 1928, et cumula jusqu’à sept arrêts de maladie à la fois dans toute la France. » Concernant le savoir, enfin, les anarchistes, surtout les individualistes, pratiquent l’autodidactisme. Alors que le certificat d’études primaires est le diplôme le plus élevé auquel la quasi-totalité de la population puisse accéder, l’instrumentalisation de la culture scolaire au profit d’une ascension sociale n’a pas de sens. On se cultive de manière désintéressée, pour ouvrir ses horizons vers des aventures de coopératives fondées par-delà les océans, pour forger son esprit critique, pour entretenir une sorte de gymnastique révolutionnaire susceptible de bâtir et défendre une culture de classe. Dans une atmosphère de légèreté bien décrite par Claire Auzias : « Tous ont pratiqué les sorties champêtres, les pique-niques, les causeries sur l’herbe dans la campagne environnante. Quelques-uns poussèrent la marche à pied et les balades à vélo plus loin, jusqu’à la Méditerranée. Certains même affichèrent une admiration pour les voyageurs partis vers de lointaines contrées fonder des communautés […]. »

Par Baptiste Alchourroun.

Les fausses promesses de la méritocratie

Mais, après la Seconde Guerre mondiale, le boom des Trente Glorieuses comme la mise en œuvre du programme de démocratisation scolaire vont donner une nouvelle vigueur à l’idéologie méritocratique selon laquelle l’ascension sociale est ouverte à tous à condition d’y travailler chacun d’arrache-pied. Jusque-là, comme le rappelle Anne Steiner, « l’alphabétisation et la scolarisation n’avaient pas pour but d’assurer à chacun des chances de mobilité sociale, mais de faire de tous les enfants français, quelle que soit leur profession future, des républicains et des patriotes capables d’exercer leurs droits civiques, […] pourvus des capacités intellectuelles minimales exigées par l’évolution du travail industriel. » Dès la fin des années 1960, la tertiarisation de l’économie est grosse consommatrice de cadres et de professions intermédiaires tandis que la condition ouvrière commence à se dégrader. Anne Steiner ajoute : « Et c’est ainsi que l’idéologie méritocratique s’est imposée à tous ! Une idéologie qui justifie l’inégalité des places au nom d’une prétendue égalité des chances. Une idéologie qui renforce la légitimité des dominants et désarme les dominés. » Enfants et adolescents rencontrant des difficultés à obtenir le sésame du diplôme sont alors renvoyés à leur échec personnel dans la quête de parvenir que leurs parents ont conçue pour eux. Certes, sous l’influence des mouvements de contre-culture américains (Beatniks, Diggers…), les appels à la désertion comme la recherche de voies alternatives pour réussir sa vie vont se multiplier après Mai-68. Mais, c’est l’entrée dans un chômage de masse au cours des années 1980 qui viendra porter l’estocade finale au mythe méritocratique.

Le refus de parvenir aujourd’hui

Dans les sociétés actuelles, le désir de parvenir à tout prix est à la fois omniprésent – et renforcé par certains usages d’Internet – et âprement combattu ou simplement moqué par des individus comme des collectifs qui entendent privilégier la solidarité, l’entraide, le partage, les biens communs. Ce qui oblige, d’après les membres du CIRA Lausanne, à redéfinir le refus de parvenir : « On pourrait reprocher à l’expression de concerner uniquement les personnes qui ont la possibilité de parvenir, donc d’être une préoccupation de privilégiés. Même si j’admets l’importance de contextualiser (dans une société pyramidale, tout le monde n’a pas les mêmes chances de “réussir”), j’aurais envie d’élargir la portée du refus de parvenir. Je le vois comme une sorte de cadre éthique en vertu duquel on s’efforce de ne pas rechercher une position de domination ou de ne pas utiliser celle-ci au détriment des autres. Vu sous cet angle, tout le monde peut s’approprier ce principe, quelle que soit la position occupée dans la société. Même au plus bas de l’échelle sociale, il s’agirait par exemple de ne pas reporter ses frustrations sur des personnes encore plus mal loties et, fondamentalement, de ne pas chercher à devenir calife à la place du calife si un jour on en avait la possibilité. »


1 Toutes les citations sont tirées de Refuser de parvenir, idées et pratiques, Éditions Nada, à paraître en avril 2016.

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