D’un atelier l’autre

Il se trouve que depuis quelques semaines, en plus de mon boulot, je côtoie le quotidien au travail des cheminots. Le Comité d’établissement régional de la SNCF, composé de militants CGT et Sud, m’a confié, ainsi qu’à un copain photographe, le soin de faire un livre sur un atelier de réparation de la SNCF (et surtout sur ceux qui y travaillent) : le « technicentre de Sotteville-lès-Rouen », plus connu dans la région sous le nom de Quatre-Mares. C’est un lieu important de l’histoire sociale des cheminots mais aussi de la région rouennaise. Et s’il existe quantité de livres sur les trains, les gares, l’histoire de la SNCF, on en trouve peu qui racontent les conditions de vie et de travail, hier comme aujourd’hui, des ouvriers de base.

Je dois dire que le photographe et moi avons eu une approche du milieu qu’un journaliste n’aurait pas pu avoir. Nous n’avons pas été « embarqués » par le service com’, seulement adoubés par des gens du syndicat Sud et laissés libres de rencontrer les cheminots autant de fois que nous le souhaitions.

Par Efix.

Par ailleurs, étant tous les deux salariés, nous avions beaucoup de choses en commun avec ces cheminots. Même si on n’a pas le même métier, on subit les affres du Salariat et de l’Exploitation (oui, je sais, les grands mots majuscules…) de la même façon. Du coup, partout où nous sommes allés, pendant les moments de boulot ou de pause, tout de suite ça s’est bien passé et il suffisait de prendre une photo ou de tendre le micro pour que les cheminots se lâchent et disent ce qu’ils avaient sur le cœur, sans le filtre de « l’amour du métier » ou de la langue de bois.

Les ateliers de Quatre-Mares sont encore un bastion de prolos qui se bagarrent. Souvent les mouvements de grève de la SNCF ont commencé ici, tout comme ce sont souvent ces ateliers qui ont été les derniers à reprendre le travail. Que ce soit en 1995 contre le plan Juppé, ou en 2003 et 2010, pour les retraites… Et ce n’est pas fini. Nous avons même pu assister à des mouvements inopinés de contestation et de revendication, qui font le quotidien au travail.

Le peuple de ces ateliers est composé d’ouvriers spécialisés, ajusteurs, chaudronniers, fraiseurs, électriciens, etc. Ils ne font pas un travail à la chaîne et, vu de l’extérieur, celui-ci semble intéressant. Pourtant les cheminots se plaignent : de l’intensification des pressions hiérarchiques aux problèmes d’amiante ou de produits dangereux qu’on les force à utiliser malgré les droits de retrait et le CHSCT en passant par le projet de scinder la SNCF et le risque de perte de leur statut pour un tiers des cheminots (50 000). Et surtout, il y a ces 400 locomotives, plus ou moins anciennes, parquées sur les voies de la gare de triage de Sotteville, aux portes des ateliers, qui attendent d’être ferraillées par les cheminots. Alors qu’à l’origine leur boulot, c’était de les fabriquer, ces machines ! C’est comme un cimetière des éléphants. La plupart de ces locomotives pourraient encore circuler, mais le développement du rail par rapport à la route reste un éternel serpent de mer des discours politiques sur l’aménagement du territoire.

Parmi tous ces personnages hauts en couleur, il y a V., un militant CGT critique, qui a la gouaille des quartiers populaires de la banlieue rouennaise ainsi que le regard malicieux de ceux à qui on ne la fait pas. Les moteurs de sa vie sont la solidarité (il s’occupe des orphelins de la SNCF) et la bagarre contre les patrons. Jeune embauché, c’est le mouvement contre le plan Juppé qui l’a formé. Lorsqu’il manifestait sous la banderole « Grève Générale » et participait au Comité de grève, malgré les consignes de son syndicat à l’époque. Il raconte lorsqu’il balançait des œufs, avec un copain, sur la quarantaine de non-grévistes des ateliers, lorsqu’il pénétrait par effraction la nuit dans les locaux, pour piquer des torches pour égayer les manifs, lorsqu’il était allé « inviter » les postiers à se mettre en grève, les assemblées générales et tout le reste. Sans parler des caisses de solidarité montées en 2010 lorsque les cheminots avaient fait deux fois quinze jours de grève. Sur ces mouvements, il est intarissable et n’attend que le prochain. « Tu sais, me dit-il, je me suis toujours mis en position pour pouvoir me bagarrer sans problème. Je n’ai pas acheté de maison, je ne me mets jamais de crédit sur le dos. Comme ça, j’suis toujours prêt. »

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