Anarchistes vs bolcheviks

Comment il ne faut pas faire la révolution !

Peu avant sa mort en 1920, Kropotkine écrivait : « Nous apprenons à connaître en Russie comment le communisme ne doit pas être introduit. » Le vieux théoricien anarchiste se gardait d’attaquer trop ouvertement les nouveaux maîtres de Russie pour ne pas alimenter la réaction. Les anarchistes comptèrent néanmoins parmi les premiers critiques – et les premiers persécutés – du bolchevisme.

20 décembre 1917. Moins de deux mois après le « coup d’État d’octobre » (selon la formule de Rosa Luxemburg) est créée la Commission extraordinaire de lutte contre le sabotage et la contre‑révolution –- en russe Vetchéka. Voilà lancée la sinistre Tchéka, organe de répression du nouveau pouvoir indépendant de la justice. « Au nombre des facteurs qui ont assuré la victoire des bolcheviks, écrit l’historien Michel Heller, il faut compter […] une découverte géniale de Lénine : l’utilisation de la police politique et de la terreur pour qui veut garder le pouvoir. »

Le presidium de la VCheKa (de gauche à droite) Yakov Peters, Józef Unszlicht, Abram Belenky (debout), Felix Dzerzhinsky, Vyacheslav Menzhinsky, 1921. CC

11‑12 avril 1918. Des détachements armés de la Tchéka attaquent les vingt‑six locaux anarchistes de Moscou. Dans deux lieux, de violents combats opposent tchékistes et anarchistes. Bilan : une quarantaine de morts et plus de cinq cents arrestations parmi les anarchistes, ainsi que le démantèlement des organisations libertaires de la nouvelle capitale russe. Désormais, les bolcheviks qualifient les anarchistes de « bandits ». Dans la novlangue qui s’invente, il s’agit d’éliminer par la force brute une opposition qui prétend défendre une autre conception de la révolution par en bas – les soviets (ou conseils) contre la dictature d’un parti – la décrivant comme portée par de simples délinquants de droit commun.

Critique du despotisme

Jusqu’à la fin de la guerre civile, les bolcheviks alterneront cette accusation avec une reconnaissance des mérites des combattants anarchistes quand la réaction les menace et qu’ils ont besoin d’alliés pour la combattre. Mais d’une manière générique, tous ceux en désaccord avec eux sont qualifiés de « contre‑révolutionnaires » Il est donc logique de lire dans une brochure anarchiste publiée cette même année 1918 : « Jour après jour et petit à petit, le bolchevisme fait la preuve que le pouvoir étatique possède des caractéristiques inaliénables ; il peut changer d’étiquette, de “ théorie ”et de “ serviteurs ”, le fond reste le même : pouvoir et despotisme sous d’autres formes. »

Les premières critiques révolutionnaires de Lénine et du bolchevisme viennent donc très tôt des anarchistes russes, puis des autres courants révolutionnaires, comme les socialistes-révolutionnaires de gauche. Aucune « commémoration » sérieuse de 1917 ne peut donc faire l’impasse sur les écrits et témoignages de ses acteurs (Archinov, Makhno, Voline) comme de ses historiens (Paul Avrich, Alexandre Skirda). En Europe pourtant, de nombreux anarchistes observent dans un premier temps une grande retenue dans leur critique du nouveau pouvoir russe, afin de ne pas donner d’arguments aux partisans de l’Ancien Régime. La « première critique globale des principes du bolchevisme » d’un point de vue anarchiste, selon l’historien Arthur Lehning, est publiée en 1921 par l’anarcho‑syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873‑1958). Le titre original de sa brochure résume à lui seul le propos : La Faillite du communisme d’État russe1. L’année précédente, il avait écrit un article qui dénonçait la dictature du prolétariat. Pour lui, « la dictature d’une classe ne peut pas exister comme telle, car il s’agit toujours, en fin de compte, de la dictature d’un certain parti qui s’arroge le droit de parler au nom d’une classe ».

Sus à la « commissariocratie » !

Rudolf Rocker. CC

Après l’insurrection de Cronstadt en mars 1921, Rudolf Rocker reprend et développe son propos, opposant terme à terme les principes de la révolution inspirés par l’Association internationale des travailleurs (1864) à son dévoiement par les nouveaux maîtres de l’URSS : les conseils sont incompatibles avec la domination exclusive d’un parti ; la liberté s’oppose à la dictature, le socialisme au capitalisme d’État. Il pointe également sous la prétendue « dictature du prolétariat », l’apparition d’« une nouvelle classe » : « Les membres de cette commissariocratie que la majorité de la population considère et subit aujourd’hui comme d’aussi évidents oppresseurs qu’autrefois les représentants de l’Ancien Régime. » Il souligne aussi l’influence délétère du bolchevisme sur le mouvement ouvrier international et considère l’idée de dictature comme « un héritage de la bourgeoisie ».

Un siècle après, en a-t-on fini avec le « mythe d’Octobre » et avec les resucées post‑modernes du léninisme ? Rien n’est moins sûr ! D’où l’impérieuse nécessité de faire connaître le plus largement possible la critique anarchiste du bolchevisme. Il y a des décennies, Voline avait déjà tiré son « vrai sens historique », reprenant l’intuition du vieux Kropotkine : « La seule “ utilité ” du bolchevisme est d’avoir donné aux masses de tous les pays […] cette leçon pratique, indispensable […] : comment il ne faut pas faire la révolution. » Puisse‑t-il être enfin entendu.


1 En France, le livre a été publié en 1998 chez Spartacus sous le titre Les soviets trahis par les bolcheviks.

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