Anthologie de l’avenir radieux

Brèves, articles courts et morceaux volés du dossier « 1917-2017, on ne mélange pas les bolchos et les soviets » du CQFD n°158 rassemblés en un seul article... Ici, en une fois et rien que pour vous !
Lénine serait jaloux !

Anthologie de l’avenir radieux

Cronstadt

« Le 17 mars, le gouvernement communiste annonça sa “ victoire ” sur le prolétariat de Cronstadt, et le 18, il commémora les martyrs de la Commune de Paris. Il était évident, aux yeux de tous ceux qui assistèrent, muets, aux forfaits commis par les bolcheviques, que ce crime était bien plus monstrueux que le massacre des communards de 1871, car il avait été accompli au nom de la révolution sociale, au nom d’une république socialiste. L’histoire ne s’y trompera pas. Dans les annales de la Révolution russe, les noms de Trotski, Zinoviev et Dybenko rejoindront ceux de Thiers et Galifet.

Dix-sept affreuses journées, plus affreuses que toutes celles que j’avais connues en Russie. Des journées de supplice, à cause de mon impuissance totale devant les terribles événements qui se déroulaient sous nos yeux. Je rendais visite ce jour-là à un ami qui était soigné dans un hôpital depuis des mois. Il était effondré. Beaucoup de ceux qui avaient été blessés au cours de l’assaut contre Cronstadt avaient été transportés dans ce même hôpital ; c’étaient surtout des koursantis1. J’eus la possibilité de parler à l’un d’entre eux. Les souffrances physiques, me confia-t-il, n’étaient rien à côté de ses souffrances morales. Il se rendait compte qu’il avait été trompé par les accusateurs hystériques de la “ contre‑révolution ”. Il n’y avait pas de généraux tsaristes à Cronstadt, pas de gardes blancs : il n’y avait vu que des camarades, des marins et des soldats qui s’étaient battus héroïquement pour la révolution.

[…] Cronstadt brisa le dernier lien qui me rattachait aux bolcheviques. Le massacre gratuit qu’ils avaient perpétré parlait de façon plus éloquente contre eux que tout le reste. Quelles qu’aient été leurs intentions par le passé, ils se révélaient maintenant comme les ennemis les plus pernicieux de la révolution. Je n’avais plus rien à faire avec eux. »

Emma Goldman, L’Agonie de la Révolution – Mes deux années en Russie (1920‑1921), Les nuits rouges, 2017.

Dictature du parti

« La dictature d’une petite poignée de dirigeants communistes – qui formaient un petit noyau du Comité exécutif du Parti communiste – se maintint. Les bolcheviks craignaient en effet d’accorder la liberté au peuple, car cela pouvait mettre en danger leur monopole exclusif de l’État. La devise de Lénine et de son Parti était : “ Nous accordons n’importe quoi, sauf la moindre parcelle de notre pouvoir. ” La dictature qui est maintenant entre les mains du triumvirat (Staline, Zinoviev, Kamenev) est aussi totale qu’elle l’était du temps de Lénine. »

Alexander Berkman, Le Mythe bolchevik – Journal 1920–-1922, Klincksieck, 2017.

Ordure tchèkiste

« Cette écharde du pardon universel, je la porte toujours en moi, et tout en haïssant le système – par exemple, votre système “ soviétique ” – je ne reporte jamais ma haine sur les hommes. Si je vois un tchékiste se noyer, je lui tendrai la main sans réfléchir, pour le sauver, ce qui ne m’empêchera pas, bien entendu, d’abattre le même homme dans l’exercice de ses fonctions… Une serpillière sale n’est pas coupable d’avoir à nettoyer les toilettes, mais quand ladite serpillière offense la vue, on est obligé de la jeter à la poubelle. »

Evguénia Iaroslavskaïa-Markon, Révoltée, Le Seuil, 2017.

Capitalisme d’État

« […] Ce qui saute aux yeux, à la lecture de ces passages (et de bien d’autres textes, écrits à la même époque), c’est que pour presque tous les leaders bolchéviques, le caractère prolétarien du régime tenait au caractère prolétarien du Parti qui s’était emparé du pouvoir d’État. Aucun d’eux ne semblait penser que la nature prolétarienne du régime puisse dépendre avant tout et essentiellement de la réalité du pouvoir ouvrier dans la production elle-même – c’est-à-dire de la gestion ouvrière de la production. Il aurait dû être pourtant évident pour eux, en tant que marxistes, que si la classe ouvrière ne détenait pas le pouvoir économique, son pouvoir “politique” serait, au mieux, fragile, et en fait condamné à dégénérer rapidement. Les dirigeants bolchéviques voyaient l’organisation capitaliste de la production comme socialement neutre. Elle pouvait être organisée à des fins “mauvaises” (lorsque la bourgeoisie l’utilisait pour son accumulation privée) ou “bonnes” (quand “l’État ouvrier l’utilisait “au bénéfice de la majorité”). C’est ce que Lénine disait sans détours : “Le socialisme n’est autre chose que le monopole capitaliste d’État mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé d’être un monopole capitaliste”. Ce qui était mauvais dans les méthodes de production capitalistes, c’était donc qu’elles avaient dans le passé servi la bourgeoisie. »

Maurice Brinton, Les Bolchéviques et le contrôle ouvrier (1917-1921) – L’État et la contre-révolution, les nuits rouges, 2016.

Souvenirs, souvenirs : Changer le monde avec Lénine

« On avait 16 ans et on venait de faire tomber la réforme Devaquet. On était des lions. Alors on a décidé de monter un groupe politique, quelque chose de sérieux qui allait ébranler le monde et ses fondements. Comme on créchait dans un patelin du centre de la France, les seuls révolutionnaires qu’on connaissait dans notre ville de droite, c’était ceux du Parti Communiste. Et dans les années 1980, il y avait encore des communistes pour vénérer Lénine. Le mur de Berlin était bien debout. Les barbelés bien tendus. Quand t’allais à la Fête de l’Huma, on t’en causait, de l’URSS, la patrie des travailleurs, de l’école gratuite, des appartements bien chauds, de la liberté là-bas. Putaing, qu’est ce qu’ils mentaient bien ! Marchais nous faisait rire. Tu y crois ? Rire sur l’Afghanistan...

Alors on a créé Action Lénine, un groupe pour changer le monde et imprimer ce nom partout sur les murs. On décollait les affiches du Front national en les suivant en bagnole, c’était chaud. Un jour d’été, on a passé notre bac. Je suis parti à l’étranger pour travailler. Mes potes ont eu envie de passer à l’action. Mal leur en a pris. La police les a tous pêcho au matin. Les copains avaient barbouillé la voiture du maire, tracé des sigles partout, salissant cette ville si propre, et étaient rentré se coucher chez papa‑maman. Les flics, je sais plus comment, ont arrêté le seul communiste encarté de l’équipée. Et c’est lui qui a trahi et balancé les autres. Voilà, on a pris notre première leçon comme ça. Après on est devenus, pour faire les malins, des situationnistes. C’était vachement plus classe. »

Par Christophe Goby.

En couple au cœur de la Révolution : Deux Américains au pays des bolchos

Lorsqu’ils arrivent en Russie en septembre 1917, Louise Bryant et John Reed ont la trentaine. Ils se lancent dans une longue équipée journalistique et amoureuse, qui donnera deux livres revenant sur les événements ayant mené à Octobre 1917 : le classique Dix jours qui ébranlèrent le monde (1919), réédité dans son intégralité, et Six mois rouges en Russie (1918) de Louise Bryant, publié pour la première fois en français. Deux témoignages à chaud au cœur de l’action.

En 1917, John Reed a déjà parcouru une partie du monde, auteur reconnu aux sympathies politiques affichées : proche des IWW2, il écrit dans les principaux journaux socialistes américains. Il avait rejoint Pancho Villa lors de la révolution mexicaine et parcouru la poudrière des Balkans au début de la Première Guerre mondiale3. Louise Bryant, elle, est engagée dans la lutte pour l’égalité homme‑femme et côtoie les franges radicales de l’Amérique progressiste, dont Emma Goldman et Alexander Berkman4 3.

Louise et John se sont rencontrés en 1915 et vivent à Greenwich Village, quartier new‑yorkais où gravitent la gauche radicale et les avant‑gardes artistiques. Quand John, réputé et séducteur, introduit Louise aux cercles de Max Eastman du journal The Masses, elle suscite d’abord méfiance et jalousie. « Elle n’avait pas le droit d’avoir un cerveau et d’être aussi jolie », constatera son amie Dorothy Day. Mais cela n’entame en rien la détermination du couple à vivre pleinement. À allier politique et art. Et à vouloir changer le monde. Leur histoire est celle d’une romance politique, que Warren Beatty porte efficacement à l’écran dans son film Reds (1981), où il interprète Reed et où Diane Keaton joue Bryant.

Un siècle après la révolution russe, il faut se hâter de lire l’analyse précise et les témoignages vivants qui parcourent Dix jours qui ébranlèrent le mondeJ5 et Six mois rouge en Russie6. Et rendre grâce aux talents d’écriture et d’observation de ces deux Américains épris de justice sociale. Sous leur plume, on découvre la vivacité révolutionnaire à l’œuvre dans un pays arriéré économiquement, qui s’est couvert de soviets, ces conseils locaux permettant à la population de soutenir démocratiquement ses revendications : contre la guerre entre les peuples, pour le contrôle ouvrier des usines, pour la distribution des terres aux paysans. Les récits de Reed et Bryant se placent résolument du côté des protagonistes de la révolution – connus ou anonymes, moujiks, ouvriers, simples soldats, officiers, bourgeois, politiciens, dont certains contre-révolutionnaires. Ils exposent une lutte politique sans merci et la grande confusion qui règne quand l’histoire est en route. Les scènes qu’ils décrivent chacun à leur manière – parfois les mêmes – sont tour à tour comiques et épiques. Mais ils y risquent leur peau et se trouvent toujours au cœur de l’action.

Les deux livres ne font pas doublon. Celui de Bryant se frotte au quotidien et à la psychologie de ses interlocuteurs et accorde une place particulière aux femmes. Le livre de Reed s’appuie, lui, sur l’analyse des forces en présence et expose la manière dont la révolution de Février mène à celle d’Octobre, et est marqué de sa soif de rencontres. « Partout où l’on boit, où l’on chante, où l’on espère, il boit, il chante et il espère avec les autres » écrit de lui Maspero. C’est bien ce qui ressort des textes inédits qui accompagnent le pavé concocté par Nada, faisant la part belle à des images d’époque et éclairant le contexte.

Signe de l’autonomie de chacun, leur présence conjointe n’apparaît presque jamais dans leurs écrits. Mais comme pour sceller ce destin amoureux, on trouve à la fin des deux livres une lettre écrite par Louise à Max Eastman « Les derniers jours auprès de John Reed ». Lui est reparti en Russie comme délégué du Communist Labor Party, tandis qu’elle est restée aux États-Unis. La guerre civile empêche le journaliste de quitter la Russie et Louise est sans nouvelle. Elle finit par rejoindre clandestinement le territoire soviétique en 1920 et y retrouve John, atteint de typhus, vivant ses derniers jours. Elle assiste aux funérailles rouges du « grand camarade », seul Américain enterré parmi d’autres révolutionnaires au pied du Kremlin. Se désespérant de la revoir un jour, il avait inscrit partout où il le pouvait : « Thinking and dreaming – Day and night and day, Yet cannot think one bitter thought away, That we have lost each other, You and I… »7

Par Paul Leclair.

Anthologie de l’avenir radieux

Incurie bureaucratique

« À l’approche de l’hiver, plusieurs villes manquaient de combustibles, les autorités n’ayant pas fait le nécessaire pour s’en approvisionner à temps. Souvent, les ouvriers proposaient d’entrer en relation avec les paysans des environs pour que ces derniers abattent et fournissent du bois. Invariablement les soviets [aux ordres du gouvernement] interdisaient aux ouvriers de le faire en marge des établissements administratifs. Et, invariablement, ces derniers n’arrivaient pas à le faire en temps opportun. Comme résultat : ou les villes restaient sans combustible, ou ce dernier était payé fantastiquement cher, car le travail devenait très pénible et les routes impraticables à partir du mois de septembre. Parfois aussi, on obligeait les paysans à fournir le bois, tout simplement, par ordre militaire. Je pourrais couvrir des dizaines de pages d’exemples de ce genre puisés au petit hasard dans tous les domaines de l’existence. Production, répartition, transports, commerce, etc. – Partout c’était la même chose : les masses n’avaient aucun droit d’agir de leur propre initiative, et les administrations se trouvaient constamment en faillite. Les villes manquaient de pain, de viande, de lait, de légumes… La campagne manquait de sel, de sucre, de produits industriels… Des vêtements pourrissaient dans les stocks des grandes villes. Et la province n’avait pas de quoi s’habiller… Désordre, chaos, incurie, impuissance partout et en tout… »

Voline, La Révolution russe, Libertalia, 2017.

Bolchevisme et éthylisme : Toute la picole au peuple !

Quel est le lien entre le vin et la révolution d’octobre 1917 ? À part la couleur, a priori pas grand-chose. Et pourtant. Il n’a fallu qu’une poignée d’hommes pour imposer la révolution bolchevique au gouvernement provisoire de Kerenski. Mais il en aura fallu des milliers d’autres pour boire tout ce que les caves du palais d’Hiver de Petrograd recelaient en liqueurs, vins et autres spiritueux. Fêter une victoire en trinquant un coup ? Rien de plus normal. Mais quand des milliers de crève-la-faim courent piller les réserves de la cave impériale la plus fournie d’Europe, ça peut tourner vinaigre.

Mis au fait, Trotski envoie des soldats pour déloger ces pauvres hères et leur arracher les bouteilles des mains. Mais détruire serait gâcher : voilà que les soldats se mêlent à la liesse populaire ! Les très disciplinés régiments Préobrajenski et Pavlovski sont alors dépêchés pour rétablir l’ordre. Mais eux aussi tombent dans le fleuve éthylique. Tout comme les gardes rouges. Puis viennent les brigades blindées, chargées de disperser la foule. Las, elles finiront aussi dans le tonneau, les chars défonçant les celliers et les caves closes pour dénicher davantage de carburant ! Dernier espoir : les pompiers. Chargés d’inonder les caves, ils ne résistent pas longtemps à la fièvre générale. Certains tentent bien de contenir cette folie, clouant les portes des caves et des bistrots, ouvrant aux flancs les cuves des dépôts impériaux. Qu’importe ! Miséreux et soldats grimpent aux fenêtres des maisons pour accéder aux trésors ! D’autres se mettent à genoux pour lamper le vin au sol ! Et bientôt, ce n’est pas seulement la ville mais la province entière qui s’enivre. Les soldats attaquent les trains qui transportent vins et liqueurs. Tant et si bien qu’au final, c’est l’ensemble de l’armée russe qui ne peut plus aligner un pas devant l’autre. Et encore moins en cadence.

Durant des semaines, cette orgie provoque une démobilisation générale qui aurait largement pu profiter aux armées blanches. Et précipiter ainsi la fin de la Révolution russe, morte par noyade. Conscient de la déchéance de son armée, Trotski négocie la paix avec l’Empire allemand à Brest-Litovsk à partir de novembre 1917. L’armistice dure jusqu’au 17 février 1918, date à laquelle les troupes allemandes refont route vers le front russe. Le 23 février, l’armée rouge est levée parmi les classes populaires, recyclant des anciens gradés tsaristes sous étroite surveillance. Elle prendra la suite d’une vieille Armée russe désertée. Celle qui devait se remettre d’une des cuites collectives les plus monumentales de l’histoire.

Par Antoine Hallé


1 Aspirants officiers.

2  Industrial Workers of the World, syndicat internationaliste à tendance anarcho‑-syndicaliste, fondé aux États‑-Unis en 1905.

3 Deux ouvrages publiés au Seuil en 1996, Le Mexique insurgé (1914) et La Guerre dans les Balkans (1916) compilent ses articles sur le sujet. Des nouvelles inédites en français figurent dans Esquisses révolutionnaires (Nada, 2016).

4 Militants anarchistes russes de premier plan, exilés aux États-Unis.

5 ohn Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, édition revue, illustrée et augmentée, Nada, 2017.

6 Louise Bryant, Six mois rouges en Russie, Libertalia, 2017.

7 Soit : « Penser et rêver – jour et nuit et jour, je n’arrive pas à chasser cette pensée amère, que nous nous sommes perdus, toi et moi... »

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