Entretien avec l’historien Eric Aunoble

1917-2017 : Que lire ?

« Marine Le Pen souhaite une révolution de la proximité  » ; « Mélenchon appelle à une révolution citoyenne » ; «  Révolution, le livre-programme de Macron se hisse dans le top des ventes » ; «  La droite doit faire sa révolution populaire » explique Guillaume Peltier, etc. Si le mot « révolution » peut être ainsi mis à toutes les sauces de la politicaillerie, c’est sans doute qu’il a été complètement désamorcé.
Longtemps, la Révolution russe a servi de référent absolu au bouleversement du monde. Cela ne semble plus être le cas. Éric Aunoble est l’auteur d’un petit bouquin synthétique, La Révolution russe, une histoire française : lectures et représentations depuis 19171, qui parcourt la réception dans le champ éditorial et politique français de cet événement majeur. Rencontre avec un historien bolchevik autour d’un café chaud et d’un objet (presque) froid.
Par Bruno Bartkowiak.

Rentrons dans le vif du sujet : que reste‑t-il du mythe d’Octobre ? Tu notes qu’il ne mobilise plus depuis longtemps...

Je crains qu’il n’en reste politiquement pas grand‑-chose. Plusieurs lecteurs m’ont d’ailleurs reproché d’avoir écrit qu’il y avait fort peu de chances que la Révolution russe redevienne un événement politique mobilisable, comme cela pouvait l’être encore lors de Mai-68. Et même encore en 1986, lors de l’opposition à la loi Devaquet : j’ai le souvenir d’être venu représenter la fac de Brest au comité de grève de Paris VIII, où on discutait « Pour ou contre la dictature du prolétariat » entre marxistes et libertaires ! Pour autant, si 1917 peut et doit encore nourrir la réflexion de militants, je ne pense pas que cela redevienne un enjeu de débat central.

Même si la contestation actuelle sur les ordonnances monte en puissance, ça m’étonnerait que tout le monde se pose la question de savoir s’il faut des soviets, un parti bolchevik, etc. À titre de comparaison, la Résistance, à travers le programme du CNR, continue à parler à certaines personnes même si c’est de l’ordre du mythe. De même, la Révolution française revient encore en débat. Mais la Révolution russe beaucoup moins – ce que je déplore.

D’un point de vue historiographique, l’histoire est‑elle réglée ? Tu écris qu’un des objectifs du Livre noir du communisme – paru en 1997 et vendu à un million d’exemplaires à travers le monde – et de son chef d’orchestre Stéphane Courtois a été « d’éradiquer la culture révolutionnaire  »…

Que les historiens anti-révolutionnaires l’aient emporté ne fait aucun doute. Pas forcément grâce à leur talent, mais parce qu’ils sont du côté des vainqueurs depuis 1991. Avec tous leurs défauts, les débats des décennies précédentes gardaient au moins comme points d’ancrage un certain nombre de références sociales et idéologiques qui ont depuis largement disparu. Un certain discours anti-bolchevik a triomphé, y compris à gauche et à l’extrême-gauche, ce qui est le signe d’un recul de la conscience non seulement politique, mais aussi historique.

Pourtant, très tôt est apparue une critique d’ultragauche et libertaire, qui a considéré la prise du pouvoir des bolcheviks et la forme du parti‑État comme un dévoiement ab initio de la dynamique des soviets. Pour reprendre l’expression de Rosa Luxemburg : « Une dictature sur le prolétariat et non la dictature du prolétariat. »2 Tu penses que c’est cette lecture qui l’emporte désormais ?

Le problème est que si cette lecture au départ minoritaire l’emporte historiographiquement, c’est qu’elle s’est vue amputée de son ambition révolutionnaire et sert uniquement à justifier l’échec « nécessaire » de 1917. Depuis le début de l’année 2017, on est sorti de la configuration du Livre noir pour entrer dans celle de « Ah ma pauvre dame, c’était bien la révolution mais ça ne peut pas marcher ». C’est une récupération déjà à l’œuvre avec Souvarine3 dans les années 1950‑1960, qui va être à l’origine de l’utilisation des éléments de la critique de gauche – depuis les mencheviks jusqu’aux anarchistes – et qui va irriguer une critique fondamentalement contre-révolutionnaire. Dans les années 1970, paraît un recueil d’articles sur Lénine et la terreur4 qui réunit des gens d’horizons idéologiques très différents, le point commun étant de taper sur les bolcheviks. Dans les années 1990, j’ai été témoin de la venue de Stéphane Courtois pour présenter son Livre noir, rue des Vignoles, au local parisien de la CNT. Lui savait très bien sur quel terrain il jouait l’arbitre des élégances et avait l’air de jubiler de l’effet provoqué. De son côté, le public était très partagé, entre ceux qui considéraient que l’ennemi principal restait le bolchevisme, et ceux pour qui c’était les anti‑révolutionnaires.

Revenons sur les publications françaises sorties récemment : quels ouvrages apportent selon toi une compréhension renouvelée de 1917 ?

Il y a des choses inédites en français qui ont tardé à être publiées. À savoir : Les bolcheviks prennent le pouvoir5 de Alexander Rabinowitch Petrograd rouge, La révolution dans les usines6 de Stephen Smith ; ou encore Les soviets de Petrograd7 de David Mandel. Ces ouvrages constituent des grands classiques dans les biblios de base des étudiants des pays anglo‑saxons depuis la fin des années 1970. En France, c’était le grand moment où l’intelligentsia, après avoir été philostalinienne, était occupée à retourner sa veste du côté antitotalitaire, donc tout a été bloqué. Mieux vaut tard que jamais. L’intérêt de ces livres, c’est de ne pas postuler d’avance que la classe ouvrière était monolithique, programmée pour soutenir le parti d’avant‑garde, ni que la « populace », bête par essence, allait se faire mener par un petit groupe de conspirateurs. Marc Ferro est dans cette lignée, et on peut se réjouir qu’il soit enfin reconnu.… 50 ans après la parution de son premier livre sur le sujet ! Le film diffusé cette année sur Arte, Lénine, une autre histoire de la révolution russe, dont il a été l’un des auteurs, est à conseiller.

Quant aux témoignages, je les trouve toujours digne d’intérêt, d’où qu’ils viennent. Celui de Denikine, par exemple, mériterait une republication, parce qu’on s’est fabriqué des images de l’ennemi qui ne sont pas les bonnes. J’ai aussi lu l’ouvrage d’Evguenia Iaroslavskaïa-Markon, Révoltée8, qui est un témoignage très intéressant sur une vérité de l’époque, mais que je n’élèverais pas au pinacle. L’enthousiasme actuel pour ce livre montre le fond très individualiste de notre époque. Sur ce même thème de la marge sur fond de révolution, beaucoup d’autres livres sont disponibles. Dont le roman Les Cyniques de Mariengof9.

Mais le bouquin qui m’emballe vraiment en ce moment, c’est Le Projet Blumkine de Christian Salmon10. Il s’agit d’une approche biographique du parcours de Yakov Blumkine, juif d’Odessa qui avait 17 ans en 1917. Il a d’abord été proche des socialistes révolutionnaires de gauche, puis membre de la Tchéka. Pour avoir assassiné l’ambassadeur d’Allemagne afin de relancer la guerre en juillet 1918, il est officiellement fusillé par les bolcheviks, mais réapparaît un an plus tard comme proche de Trotski. Il finit réellement fusillé par Staline en 1929. Le Projet Blumkine est un bouquin frais qui décrit l’engagement de quelqu’un, y compris avec l’aspect romantique révolutionnaire, mais sans jugement rétrospectif. C’est en même temps un vrai roman d’aventure –- par exemple, Blumkine envisage de prendre Téhéran à la tête de 1 000 soldats soviétiques clandestins… Ce livre pose en tout cas la question : que faire quand on est un jeune juif pauvre d’Odessa ? Blumkine répond : la Révolution. Une réponse qui ne serait pas forcément incongrue pour bien des jeunes d’aujourd’hui, pauvres, et pas de la « bonne » origine.


1 Éditions La Fabrique, 2017.

2 Le Néerlandais Herman Gorter, communiste des conseils, écrivait dans sa dernière lettre adressée à Lénine en 1921 : « Vous vouliez l’organisation, vous avez le chaos. Vous vouliez l’unité, vous avez la scission. Vous vouliez des chefs, vous avez des traîtres. Vous vouliez des masses, vous avez des sectes. »

3 Boris Souvarine figure parmi les fondateurs du PCF, dont il est exclu en 1925. Il devient le critique implacable du stalinisme et publie le classique Staline, aperçu historique du bolchevisme (1935). Après la Deuxième Guerre mondiale, il anime Est & Ouest, revue d’information sur le communisme mondial, avec l’ancien collaborateur Georges Albertini et le soutien financier du patronat et des services américains.

4 La Terreur sous Lénine : 1917‑-1924, [textes choisis et présentés par] Jacques Baynac, en collaboration avec Alexandre Skirda et Charles Urjewicz, (1975) Paris, Livre de poche, 2003.

5 La Fabrique éditions, 2016.

6 Les nuits rouges, 2017.

7 Syllepse, 2017.

8 Le Seuil, 2017.

9 Le Seuil, 1990.

10 La Découverte, 2017.

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