Témoignage d’un exilé tunisien
Zyed : « Un mur ne suffira jamais à nous arrêter »
[Cet entretien a été publié sous une forme très réduite en encart de notre article « Serbie : les exilés au pied des murs]
« Je suis parti de Tunisie pour diverses raisons, notamment politiques, parce que la révolution à laquelle j’avais participé a mal tourné. J’ai donc pris mon sac et me suis rendu en Turquie, en octobre 2017. Le début d’un long périple. J’y suis resté un mois, puis j’ai passé la frontière turque à pied, huit jours de marche pour rejoindre la Grèce. À l’époque, cette frontière était plus facile à passer que maintenant. J’y suis resté un an et quatre mois, notamment à Athènes. Là j’ai essayé de me faire faire des faux papiers, pour passer en Albanie, mais ça n’a pas marché et j’ai perdu beaucoup d’argent. À l’époque j’étais encore un migrant amateur, pas un professionnel... J’ai finalement réussi à rejoindre la Bosnie, où j’ai travaillé dans le bâtiment et l’agriculture. Là j’ai fait onze tentatives pour passer, mais ça n’a pas marché : la frontière slovène était impassable. C’est pour ça que je suis retourné en Serbie après deux ans.
De manière générale, j’ai souvent eu affaire à la police, parfois pour le pire. Notamment des policiers serbes ou croates, corrompus jusqu’aux dents, souvent alcooliques. On m’a tabassé. On m’a brûlé. Et j’ai rencontré des gens qui ont vraiment souffert, dont certains ont par exemple perdu des reins. Un jour, ils ont brûlé tous nos vêtements. Mais le pire moment, c’était un grand coup de botte dans la cage thoracique : j’ai cru mourir, je n’arrivais pas à reprendre ma respiration. Le responsable était un flic croate et j’ai encore son visage en tête. Je voudrais déposer plainte, ça prendra le temps qu’il faudra... C’est en traitant les gens de cette manière qu’on fabrique des terroristes...
Après deux ans en Bosnie, à Bihać, j’ai changé de plan. Je suis allé en Serbie, pour essayer de passer directement en Hongrie. J’y suis resté quatre mois. Et j’ai encore en tête ma première tentative de passer le mur. C’est un passeur de la mafia qui nous amené. On était une trentaine. On lui a filé chacun 300 euros pour qu’il nous emmène sur place. Arrivé au mur il a sorti un grand couteau, l’a agité et nous a dit de foncer. C’était une nuit de dingue. Comme dans Il faut sauver le soldat Ryan, le débarquement. Moi j’avais regardé des vidéos de parachutistes français pour savoir comment sauter. Mais c’est pas simple. Une fois en haut de l’échelle, il faut se jeter de quatre mètres. J’ai tenté d’atterrir en roulé-boulé, mais je me suis quand même foulé la cheville. Malgré tout, j’ai continué et grimpé la deuxième barrière. Il faut imaginer la scène : les barbelés, le courant électrique, la douleur… C’est l’adrénaline qui m’a fait passer. Et je vais te dire : un mur ne suffira jamais à nous empêcher de passer, parce qu’il y a la faim, le froid, les ambitions, l’intensité de rêve.
Moi j’avais regardé des vidéos de parachutistes français pour savoir comment sauter. Mais c’est pas simple.
De l’autre côté, je me suis retrouvé dans un marécage. J’ai marché dans la nuit, en essayant de m’éloigner des cris que j’entendais – la police, les pleurs des camarades. Puis un hélicoptère est arrivé, une manière de nous dire, bienvenue dans l’UE, bienvenue chez Frontex. Ils ont illuminé les environs et utilisé des caméras thermiques. Forcément, il m’ont attrapé et refoulé en Serbie. Il m’a fallu un moment pour soigner mon pied, dans le camp de Subotica, aux conditions d’hygiène terribles.
Après, j’ai voulu passer par la Roumanie, via le triangle. J’ai été arrêté deux fois. J’ai dû rester en Roumanie un moment. Là on s’est fait rafler dans un bar avec des camarades. Je n’avais pas mangé et bu depuis 48 heures parce que je venais de passer la frontière et qu’on se retrouvait là pour essayer de s’organiser. Une fois arrêté ils ne m’ont rien donné à manger ou boire pendant encore 24 heures, j’étais dans un état terrible. En sortant, je mourais de faim et j’ai filé me rassasier dans un supermarché Auchan. C’était la première fois de ma vie que je volais. Je me suis dit que c’était bien que ça soit un magasin français, parce que j’en avais gros contre ce pays, qui a laissé tomber la gauche tunisienne dans les mains des islamistes et traite les migrants comme des moins que rien tout en se targuant d’être la lumière du monde…
Au final, j’ai réussi à traverser la Hongrie grâce à deux militantes. Elles m’ont indiqué où passer la frontière Roumanie/Hongrie, un coin désert, au milieu de nulle part. Un coin magique, en fait. Sans super technologies. En passant, j’ai vu de gros lapins, comme des kangourous. J’avais l’impression d’être dans Alice au pays des Merveilles. Après trois ans et huit mois je foulais le sol européen sans policiers pour me refouler. Il y avait des champs de maïs s’étendant sur des kilomètres. Je suis finalement arrivé dans un petit village où j’ai retrouvé mes amies avec leur Peugeot. Elle m’ont emmené jusqu’à Budapest, on y a passé la nuit, puis le soir, un dimanche, elles m’ont fait passé la frontière autrichienne. Je n’oublierai jamais ce qu’elles ont fait pour moi, les risques qu’elles ont pris. Moi qui avait été foulé et refoulé tant de fois, j’étais de l’autre côté grâce à elles. C’était la fin des ténèbres. »
Propos recueillis par E.B.
Cet article a été publié dans
CQFD n°209 (mai 2022)
Dans ce numéro de mai promettant de continuer à « mordre et tenir », un dossier de douze pages sur le murs tachés de sang de la forteresse Europe, avec incursion au nord de la Serbie. Mais aussi : un retour sur les racines autoritaires de la Ve République, une dissection des dérives anti-syndicalistes de La Poste, un panorama de la psychanalyse version gauchisme, une « putain de chronique » parlant d’amour, un éloge du piratage de France Inter, des figues, des utopies, des envolées…
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Paru dans CQFD n°209 (mai 2022)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 20.05.2022
Dans CQFD n°209 (mai 2022)
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