Dossier : L’Histoire est un champ de bataille

Vestiges collatéraux : Quatre ans de conflit, plus d’un siècle de déminage

La guerre de 14-18 peut être considérée comme l’une des premières catastrophes industrielles toujours en cours. Les déchets de guerre, sous la forme d’obus non explosés ou de perchlorates, nous rappellent en effet que nous n’avons pas encore fini de payer les conséquences d’un conflit terminé il y a cent ans. État des lieux.
Photo de Olivier Saint-Hilaire.

C’est la séquence d’ouverture du film de Lucas Belvaux, Chez nous, sorti sur les écrans en février 2017. Le jour se lève sur un paysage du nord de la France. Un tracteur laboure un champ, heurtant tout à coup un objet métallique. Le conducteur arrête la machine, puis descend voir ce dont il s’agit. Sous les griffes de son outil, il découvre un obus. Sans montrer le moindre signe de panique, l’homme s’en saisit et va le déposer en bordure du champ, parmi d’autres obus. Un peu plus loin dans le film, le même personnage commente laconiquement l’événement : « Il paraît qu’ils vont en sortir encore pendant mille ans... »

La scène peut paraître insolite. Mais elle est en réalité plutôt banale pour les populations du nord et de l’est de la France, qui habitent sur les anciens champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Celle-ci n’a pas seulement marqué les esprits, elle a aussi transformé les paysages. Parmi ses nombreux vestiges apparents, les monuments, cimetières et autres nécropoles nationales. Mais aussi, beaucoup moins visibles, des dizaines de millions de munitions encore actives. Rien d’anecdotique : des obus non explosés, il s’en retrouve encore presque tous les jours, un peu partout, sur l’ancienne ligne de front qui court à travers onze départements, de la mer du Nord à la frontière suisse.

Un tiers de munitions non explosées

À en croire les démineurs de la Sécurité civile et les estimations de l’armée française, entre 25 et 30 % du milliard de munitions d’artillerie tirées sur le front Ouest entre 1914 et 1918 (tous belligérants confondus) n’auraient pas explosé. Un chiffre qui ne comptabilise ni les obus toujours stockés dans des dépôts, ni les munitions égarées ou abandonnées au cours des diverses offensives et retraites des armées.

Si les champs de bataille ont bien été nettoyés dans les années suivant l’armistice, ce ne fut qu’en surface : la plupart des munitions non explosées sont restées enfouies dans le sol, parfois à plusieurs mètres de profondeur. Elles « remontent » chaque année à la faveur des labeurs agricoles, de travaux publics, de chantiers autoroutiers ou ferroviaires, d’aménagements de zones commerciales ou de plates-formes logistiques. Le service du déminage, créé en 1945, et ses 300 démineurs répartis sur tout le territoire collectent et détruisent chaque année en moyenne quelques cinq cents tonnes de ces munitions. À ce rythme, rappellent-ils, le travail de déminage devra durer probablement encore plusieurs siècles.

Photo de Olivier Saint-Hilaire.

Pas-de-Calais, octobre 2014. En théorie, il est interdit de déplacer un engin de guerre que l’on vient de découvrir, mais dans la réalité les agriculteurs n’attendent pas le passage des démineurs. La plupart du temps, ils déposent au bord de leur parcelle les munitions au risque de voir l’une d’entre elles exploser en la manipulant. Pour distinguer un obus chimique d’un obus explosif, cet agriculteur agite l’obus dans tous les sens. Si celui-ci produit un bruit liquide, c’est un chimique.

Ces munitions toujours actives restent dangereuses pour ceux qui les manipulent. Deux démineurs ont ainsi été tués en 2007 par une explosion sur un site de stockage de munitions de la Sécurité civile à proximité de Metz (Moselle). Plus récemment, en 2014, deux ouvriers sont décédés en Belgique lors de travaux d’excavation. Et il y a quelques semaines, un collectionneur d’objets militaires a trouvé la mort dans le Calvados.

Ces munitions ne font pas toujours de victimes. En 2015, des obus ont ainsi explosé en pleine terre, dans les champs, dans les environs d’Arras (Pas-de-Calais). Deux ans plus tard, dans la même région, un obus au phosphore fuyant dans la cour d’une ferme a nécessité l’évacuation et le traitement d’une trentaine de personnes. Non loin, près de Béthune, plus d’une centaine d’obus anglais encore actifs ont été déterrés en 2016 dans le jardin d’un pavillon, lors de travaux d’adduction d’eau.

Enfin, c’est parfois bien plus loin de l’ancienne ligne de front que des obus sont retrouvés. Comme sur l’Île de Groix, dans le Morbihan : en 2014, des jeunes gens faisant un feu sur la plage y ont déclenché l’explosion d’un obus enfoui dans le sable – datant de la Première Guerre mondiale, selon l’enquête de gendarmerie. Bilan : un mort, un blessé grave.

Photo de Olivier Saint-Hilaire.

En 2011, des taux excessivement élevés de sels de perchlorates, perturbateurs endocriniens responsables de troubles thyroïdiens, sont détectés sur des captages d’eau potable au sud de Lille.

Toxiques de guerre

Parmi cet arsenal mortel, il y a les munitions chimiques. Celles-ci ne peuvent être neutralisées par pétardement, au risque de vaporiser et diffuser dans l’atmosphère les toxiques qu’elles contiennent. Jusqu’en 1996, ces obus étaient détruits en baie de Somme. Sur la plage, les démineurs descendaient à marée basse des palettes d’obus chimiques pour les faire exploser ensuite, sous l’eau, à marée haute. La mer fut ainsi longtemps considérée comme la solution la plus pratique et la moins coûteuse pour se débarrasser de cet arsenal toxique. Jusqu’à ce qu’une explosion malencontreuse, ainsi que la proximité du parc ornithologique du Marquenterre et d’une colonie de phoques venus s’installer dans la baie, mettent un terme à cette « technique d’élimination ».

Ces munitions chimiques sont depuis stockées dans le camp militaire de Suippes, dans la Marne, en attendant que le Site d’élimination des chargements d’objets identifiés anciens (Secoia) de Mailly-le-Camp (Aube) soit opérationnel. Ce qui ne devrait pas tarder : la construction de cette usine entièrement automatisée s’est achevée il y a peu. Les opérations de destruction et de neutralisation des munitions chimiques devraient désormais s’y étaler sur une trentaine d’années, sans qu’on sache toutefois ce qu’il adviendra des substances liquides et gazeuses collectées.

Photo de Olivier Saint-Hilaire.

Marne, été 2013. Pour venir extraire ces quatre obus allemands pesant chacun plus de 80 kg, il aura fallu mobiliser trois démineurs de la Sécurité civile, deux véhicules, une chenillette et y consacrer une matinée entière. Une rapide inspection de la parcelle au détecteur métallique leur faisait toutefois penser qu’il devait rester bien d’autres obus comme ceux-ci.

Les perchlorates, des poisons pour le futur

Il existe aussi des munitions qui laissent des traces moins visibles, mais qui peuvent être à l’origine de pollutions des sols et des nappes phréatiques. En 2011, des taux excessivement élevés de sels de perchlorate (perturbateurs endocriniens responsables de troubles thyroïdiens) sont ainsi détectés sur des captages d’eau potable au sud de Lille, sur l’ancienne ligne de front. Une pollution causée par les munitions d’artillerie de la « Grande Guerre », selon une étude régionale. Sauf que la cartographie réalisée dans le but de la mesurer révéla aussi des taux anormalement élevés sur des zones de captage n’ayant pas connu de tirs d’artillerie. Des anomalies témoignant en fait d’un épisode méconnu de l’après-guerre : le désobusage. Dans les années 1920, la région comptait en effet plusieurs chantiers de destruction de munitions, aujourd’hui disparus.

Photo de Olivier Saint-Hilaire.

Suippes, Marne, été 2013. Un terrain d’explosion situé dans le camp militaire de Suippes est régulièrement mis à disposition de la Sécurité civile pour qu’elle puisse éliminer les obus des deux guerres mondiales retrouvés dans les dernières semaines. La photo a été prise à plus d’un kilomètre et demi du lieu de l’explosion.

À l’époque, les obus chimiques posaient particulièrement problème aux autorités militaires. Pour les éliminer, elles ont alors fait appel à des sociétés privées, qui tiraient bénéfice de la revente des métaux plus ou moins précieux récupérés. Mais ces sociétés étaient peu expérimentées, et elles ont périclité les unes après les autres quelques années à peine après avoir commencé cette tâche titanesque. En cause, l’effondrement des cours mondiaux des métaux et l’inflation des années 1920.

En 2014, du nouveau. La ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, charge le Bureau des recherches géologiques et minières d’établir un inventaire national des pollutions engendrées par les activités de ces sociétés de désobusage. L’occasion de mettre à jour plusieurs dizaines de sites pollués, où avaient opéré des sociétés comme Pickett & Sons, Aigret & Sauron, Bouxin ou Clère & Schwander. À l’exemple du Place-à-Gaz, lieu situé dans la forêt de Spincourt (Meuse) où l’entreprise franco-britannique Pickett & Sons aurait brûlé 200 000 obus chimiques allemands en 1928. Le sol de cette « clairière » peu naturelle en garde trace : presque plus aucune végétation n’y a poussé depuis. Selon les analyses, il contient des proportions inquiétantes de divers poisons et métaux lourds. Et sa masse est constituée à 17 % d’arsenic pur.

Une découverte embarrassante pour la préfecture de la Meuse qui doit désormais gérer la dépollution d’un site déjà oublié 90 ans après avoir servi, tout en défendant le très controversé projet d’enfouissement du Centre industriel de stockage géologique (Cigeo) de Bure. Un site pourtant censé conserver des déchets hautement radioactifs pour les 5 000 ans à venir….

Voilà un télescopage inédit entre passé et présent, qui souligne nos rapports complexes à la mémoire et l’oubli. Alors même qu’une industrie nucléaire vacillante tente de vendre sa fable sur des déchets dont elle ne sait en réalité ce qu’il adviendra dans le futur, l’enseignement est précieux.


« Déchets de guerre » est un travail photographique et documentaire que mène Olivier Saint-Hilaire depuis 2013 sur les obus non explosés et les lieux pollués par les munitions conventionnelles et chimiques.

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Paru dans CQFD n°161 (janvier 2018)
Dans la rubrique Le dossier

Par Olivier Saint-Hilaire
Illustré par Olivier Saint-Hilaire

Mis en ligne le 06.08.2018