Une paire de sandales pour quatre
Il n’en faut pas beaucoup pour sortir les armes. Un khan mongol, Bâbur, a envahi l’Afghanistan parce qu’il avait goûté les melons de Kaboul. Je suis dans le jardin fleuri de la maison où j’habite et mange un melon. Empereur Bâbur, t’es pardonné.
C’est rêche, comme pays. Deux cent six dollars de revenu par an et par habitant, 70 % d’analphabètes, une espérance de vie de quarante-quatre ans pour les hommes, moins pour les femmes. Enfin un peu de justice sur cette planète : l’Afghanistan est le seul pays au monde où les hommes vivent plus longtemps que les femmes.
Dans le jardin, une photographe française me montre des images d’Afghans de Paris. Elle vient juste de les remettre à leurs familles de Kaboul, dont la plupart ont tout vendu pour donner à leur meilleur fils une autre vie. Un jeune homme sourit sur fond de Notre-Dame, belle lumière, cadrage soigné. La photo trouvera une place de choix sur le mur de la grande pièce. Puis elle me sort les tirages qu’elle n’a pas osé montrer aux parents : on y voit le même jeune homme en sans-papiers allongé sur un banc dans
un square de la gare de l’Est, un sac Tati pour oreiller, s’endormant dans le froid avec pour couverture la pression terrible d’incarner l’espoir et les rêves de toute une famille.
De retour à Kaboul, direct chez le merlan. Rhâa ! Le frisson du rasoir wahhabite crissant sur ma nuque infidèle. J’aime bien me faire rafraîchir chez les muslims. Tu t’assoies dans un fauteuil de dentiste russe totalement détruit, tu écoutes une musique lancinante, les coiffeurs sont des pros silencieux au geste assuré, ça ne coûte presque rien et surtout t’es pas obligé de parler. Avant de me raser, Ramiro (je trouve que ça lui va bien comme nom) me masse les mandibules, une main sur la hanche tout en roulant des yeux. Ça a quelque chose de rassurant de savoir que même à Kaboul règne la loi universelle de la physique capillaire régissant le monde mystérieux du cheveu, insensible à la température, indifférent aux contractions de l’espace-temps. Respect Ramiro, ici il en faut beaucoup plus que dans le Marais.
Je rentre dans deux jours et me force à faire prendre l’air à mon Leica. Nico, le Belge pour qui je bosse, m’emmène au célèbre palais du roi Zaher ou de ce qu’il en reste après sa réfection à l’artillerie lourde. Le palais en ruine criblé d’impacts trône au sommet d’une butte, en contre-bas des Hazaras jouent au foot en cette douce fin d’après-midi d’Orient. Les Hazaras, c’est un peu leurs bougnoules, aux Afghans, leurs Untermenschen à eux, ceux qui se font piquer leurs terres, qui accomplissent les tâches les plus dégradantes et les plus dures.
Quatre mômes, des Kouchis – les gitans afghans – nous entourent. Ils ont sept ou huit ans, sont en haillons, sales, très maigres. Sur les quatre, deux n’ont déjà plus des regards d’enfants. Ils viennent mendier. Le plus maigre pleure sur commande, il a une tête vraiment sympa, il part dans des sanglots bien huilés ponctués de hurlements stridents. Nico lui demande en dari combien de temps il peut pleurer sans éclater de rire. Le môme se marre instantanément puis se remet à pleurer, et se remarre. Je fouine dans mes poches, je n’ai que trois billets de monnaie locale. Les trois gosses se jettent dessus, le pleureur n’a pas été assez rapide, il n’a rien et il se remet à chialer mais pour de bon ce coup-ci. On n’a plus d’argent à lui filer, le gosse couine la détresse, on se dirige vers la voiture. Trouver quelque chose, vite. Il n’y a qu’un paquet de clopes, un bidon d’huile et un foulard afghan. On lui donne le foulard.
Pour la première fois, il a quelque chose de neuf et de propre à se mettre. Il se pare avec gravité de ce bout de tissu à un dollar, il se tient droit, il rayonne tel un prophète, fier et paniqué à la fois de ne plus tout à fait ressembler à un gueux.
On les raccompagne, ils s’agrippent à chaque index de nos deux mains. Sur le chemin du retour, une bombe de cinq cents kilos a creusé un cratère parfait de six mètres de diamètre sur trois de profondeur. Ils nous lâchent et vont jouer. Ce qui les fait marrer, c’est de courir à toute vitesse sur les bords du cratère, ils sont très penchés, presque à l’horizontale, ça les amuse, ils adorent ça.
Dans ce jardin d’enfants farci de shrapnels et d’éclats d’obus, ils ne jouent jamais ensemble, mais chacun à son tour, attendant sagement l’unique paire de sandales qu’ils se partagent pour courir.
Cet article a été publié dans
CQFD n°97 (février 2012)
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Paru dans CQFD n°97 (février 2012)
Par
Illustré par ferri
Mis en ligne le 14.03.2012
16 mars 2012, 08:56, par cyberic
Comment la misère peut être drôle..? avec le talent de JM Papazian, bravo pour ce reportage néanmoins très précis (c’est comme si il y avait des images).