Tarnac, l’antiterrorisme au quotidien
« Un petit personnage de la grande affaire »
Sorti en 2022, Relaxe est le portrait documentaire d’une des inculpé·es de l’affaire Tarnac. Alors que la justice se glisse dans chaque recoin de son quotidien, Manon prépare sa défense. Elle met en forme le récit de son histoire et fait de sa vulnérabilité une force. Entretien avec la réalisatrice du film, Audrey Ginestet.
Comment as-tu commencé à travailler ?
« À la base, je pensais faire un film collectif avec la plupart des inculpés et raconter comment ils avaient mené une bataille victorieuse. Ils se sont emparés du dossier d’instruction, se sont servi des médias et avaient une stratégie de défense qui m’intéressait. Mais une partie d’entre eux n’a pas souhaité participer au film, pensant qu’exposer leur stratégie pouvait les mettre en défaut : le procès n’avait pas encore eu lieu. Certains apparaissaient dans les médias quand ils estimaient pouvoir contrôler leur image et faire passer leurs idées. Mais de là à s’abandonner à une filmeuse dont tu ne sais pas vraiment ce qu’elle va faire… La seule qui me faisait confiance, c’était Manon. C’est logique. On se connaît très bien, depuis longtemps, on fait de la musique ensemble [dans le groupe Aquaserge], c’est la sœur de mon compagnon et elle connaît mon cinéma. Manon n’aime pas particulièrement être filmée, et d’ailleurs c’est une des personnes la moins médiatisée parmi les ex-inculpés. Mais elle avait cette conviction : “il faut qu’on raconte cette histoire” ».
On entend souvent le mot « fiction » à propos de l’acharnement policier et judiciaire dans cette affaire. Or toi, tu fais du documentaire. Tu construis ton point de vue avec du réel…
« L’affaire Tarnac, je sentais qu’il n’en resterait que ce qui s’est dit dans les médias. Ou bien des écrits très politiques, très cadrés. Je me disais qu’il fallait que je raconte l’histoire depuis mon point de vue. Manon est un petit personnage de la grande affaire et c’est ça qui m’intéressait. La justice, c’est avant tout une affaire de récit : il faut raconter son histoire et c’est important de la maîtriser. Or Manon, c’est quelqu’un qui résiste à se raconter. Alors, elle fait un trajet pendant le film. En se préparant pour le procès, elle traverse une épreuve qui se déroule sous nos yeux. Au présent. Je cherchais aussi ce qui pouvait résumer la grande affaire dans des scènes du quotidien. Quand Manon raconte à ses enfants les faits qui lui sont reprochés lors d’un repas, ou quand elle explique comment va se dérouler le procès à son compagnon au petit déjeuner, par exemple. C’est pas du tout la même chose qu’une interview où l’on pousse les personnes à faire des discours. Là, c’est incarné, ça fait partie de la vie. L’autre truc, c’est que Manon se sentait jugée par ses pairs, parce qu’elle ne se considère pas comme une bonne oratrice. Et ça m’a beaucoup plu de filmer un personnage dont la vulnérabilité devient une force. Parce que pour moi, la force politique n’est pas forcément dans un truc guerrier. Elle est dans la capacité à faire du lien, à être résilient, à se dépasser. »
C’est fou cet écart entre une personne qui peut crever l’écran au cinéma et ne pas être « adaptée » au spectacle médiatique…
« Manon est très directe, impulsive, alors que les personnages médiatiques sont dans le discours, la maîtrise. Au cinéma on ne peut pas tricher. Quelqu’un qui n’est pas vrai, ça se voit tout de suite. Crever l’écran c’est aussi ça. Manon, elle travaille et donc on la voit travailler : à la ferme, à la cantine, au magasin général, en permanence juridique… Elle fait 300 trucs par jour. C’est son rapport au monde. Je ne souhaitais pas que le film traite de la culpabilité ou de l’innocence présumée des inculpés, et c’était un équilibre difficile à trouver. Je voulais contrecarrer la caricature médiatique qu’on avait faite d’eux, tout en essayant de ne pas tomber dans l’innocentisme en mode : “regardez ils ne font que du potager”. Je voulais montrer que ce sont des vies qui sont criminalisées, des liens de famille et d’amitié qui sont jugés dangereux. »
Tu retournes la caricature de la dangereuse terroriste, mais aussi l’image du « groupe » de Tarnac. On comprend qu’il y avait de gros comités de soutien au début, puis ça s’étiole, les inculpé·es se défendent chacun·e de leurs côtés… Mais il y a quand même un groupe qui se constitue autour de Manon…
« Hé ben oui, c’est aussi ça la vie collective. Des liens se tissent, se défont et se retissent ailleurs… Quand j’ai rencontré les personnes qui entouraient Manon pour l’aider à travailler sa déclaration, des gens qui n’avaient pas forcément de compétences à l’écrit ou dans le domaine du judiciaire, ça m’a vachement touchée. Et puis il y avait toujours cette idée de montrer que c’est la multiplicité des points de vue qui fait force. C’est pas forcément en jouant au groupe ultra soudé qu’on gagne. Un des inculpés me disait : “Quand t’es accusé, t’as tendance à penser que pour faire front, il faut tenir.” Mais tenir, c’est une sorte d’énergie morte si ça signifie que tu dois rester immuable. Cette prétendue “solidité”, à terme, ça t’affaiblit. La vie, c’est pas comme ça. T’es pas censé être le même que celui que t’étais il y a dix ans. Les liens évoluent. »
Faut pas rester figé...
« Voilà. Et moi, je ne voulais pas que l’affaire et ses 40 000 pages de dossier prennent trop de place dans le film. Le judiciaire, c’est fait pour que des magistrats travaillent, mais c’était pas mon film. J’avais envie de raconter l’histoire d’une défense collective. Comment on s’y prend concrètement pour renverser l’image du méchant terroriste ? Comment ne pas se plier au jeu de la police, de la justice, des médias ? La façon dont tu te montres, comment tu te racontes… C’est très proche du cinéma, en fait. Alors j’ai proposé à ceux qui voulaient de faire un entraînement filmé du procès. J’ai amené une personne extérieure au groupe pour faire la juge et on a mis en place un dispositif avec deux caméras. Avant ce faux procès, cette amie qui allait jouer la “juge” avait du mal à croire qu’il n’y avait pas un vrai “groupe de Tarnac”, elle avait des présupposés. Une fois passé le tournage, son point de vue a changé. Elle en est sortie très émue. »
Quand t’échanges avec les spectateurs suite à des projections, est-ce que tu sens une bascule de cet ordre ?
« Il y a toujours un mec qui prend la parole pour étaler son savoir et demander où est Julien Coupat, mais globalement, les gens s’en foutent de la grande affaire. Souvent, ils ne la connaissent pas. Les spectateurs sont touchés par Manon parce qu’ils ont tous de près ou de loin des démêlés avec la justice. Du paysan qui a arraché une barrière à la nana dont le petit-fils est dans les Soulèvements de la terre, en passant par des Gilets jaunes qui se sont fait taper sur la gueule ou des gens qui ont participé au mouvement contre la réforme des retraites… La répression est tellement féroce en France que tout le monde, dans la salle, a sa propre histoire à raconter. Les spectateurs se sentent proches de Manon. Ils s’identifient à elle. Pourquoi je l’ai filmée ? Parce qu’elle est accessible. Humainement et politiquement. C’est pas une théoricienne perchée. Elle est entièrement dans ce qu’elle fait et dans sa vie. Y a pas de hiatus. Elle voulait raconter cette sacrée histoire-là et elle s’est donnée pour ça. »
Cet article a été publié dans
CQFD n° 227 (février 2024)
Ce numéro 227 signe le retour des grands dossiers thématiques ! « Qui sème la terreur ? », voici la question au programme de notre focus « antiterrorisme versus luttes sociales ». 16 pages en rab ! Hors-dossier, on décrypte aussi l’atmosphère antiféministe ambiante, on interroge le bien-fondé du terme « génocide » pour évoquer les massacres à Gaza, on retourne au lycée (pro) et on écoute Hugo TSR en cramant des trucs.
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Paru dans CQFD n° 227 (février 2024)
Par
Illustré par Garte
Mis en ligne le 09.02.2024
Dans CQFD n° 227 (février 2024)
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