Carnet de bord discount
Un été à la caisse
Caisse 4. « Il est bavard... J’en peux plus, c’est affreux ! » se lamente gentiment un grand-père au sujet de son petit-fils. « Tiens, mange une banane. » Dans la queue, une femme chuchote à son mari : « Tu vois cette moutarde, rien qu’à l’emballage, je savais qu’elle était polonaise ! » Une autre cliente s’agace : « Vous pouvez pas attendre que je décharge mon caddie pour commencer ? Ça va tout tomber de l’autre côté, ça me stresse ! »
Une voix grésille dans le talkie-walkie accroché à mon décolleté : « Tu vas faire ta pause Amélie ? » Dix-huit minutes aujourd’hui, pas une de plus. La règle, c’est trois minutes par heure travaillée, et quand le manager le décide. Et si l’on mange sur place, 45 minutes en rab pour le repas. La salle de repos est une pièce d’une dizaine de mètres carrés éclairée au néon, avec un coin cuisine et une table. Au mur, deux affiches « bien-être » avec un numéro à appeler en cas de besoin de soutien psy et une série de feuilles A4 qui rappellent les consignes pour que le magasin soit bien géré. La fenêtre est condamnée. Quelques verres de café traînent dans l’évier. Les salariées 1 sont elles-mêmes chargées de l’entretien de cet espace, ainsi que des sanitaires. S’il m’est arrivé à deux ou trois reprises de partager une pause avec une collègue, la plupart du temps nous nous croisons seulement. Je passe souvent mes quelques minutes de repos dans la lune, à regarder dans le vague, l’esprit libre et vide.
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Alors ça y est ? Vous avez déjà fait le pain, la mise en rayon et maintenant vous êtes à la caisse ? En une semaine vous vous êtes transformée en Shiva ! Je sais, j’étais à votre place il y a quelques semaines. J’ai tenu huit jours.
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J’ai signé un contrat à durée déterminée pour deux mois, à 29 heures par semaine. Ma principale mission : encaisser les client·es. Mais je m’occupe aussi de la boulangerie. Nos emplois du temps sont en général connus une semaine à l’avance. L’équipe est composée d’une majorité de femmes, à l’exception d’un jeune saisonnier et du manager. Certaines travaillent dans ce bâtiment depuis une vingtaine d’années et ont vu se succéder plusieurs enseignes. La chaîne de magasins qui m’a embauchée est dans ces murs depuis un an et elle ne plaît pas vraiment aux salariées. En deux mois, cinq ont démissionné. Trois pendant l’été. Des anciennes. Elles sont parties après avoir décroché un poste dans une autre chaîne. Elles avancent des raisons différentes : manque de considération, cadence trop élevée, missions qui ne correspondent pas aux postes qu’elles occupaient précédemment. « Avant je ne faisais que de la mise en rayon, maintenant je suis principalement à la caisse. J’ai l’impression d’un retour en arrière, confie l’une d’entre elles. Partir, c’est maintenant ou jamais. »
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— Oulala, j’espère que je n’ai rien oublié. Je pars en vacances ! Aux Saintes-Maries-de-la-Mer. J’y vais tous les ans.
— C’est en Camargue, n’est-ce pas ? Il y a des moustiques là-bas, non ?
— Commencez pas !
— Je plaisante, profitez en bien.
— Oh oui, je pars deux semaines, ça va passer vite !
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La clientèle est plutôt modeste. Il nous arrive de rembourser une erreur d’encaissement pour quelques centimes. Beaucoup constatent l’augmentation des prix. Eamelien une journée, je croise une poignée de taciturnes qui me disent bonjour les yeux rivés sur leurs nouveaux produits, sans un regard, mais ils sont peu nombreux. Politesse et sourires sont généralement de mise.
Les visages défilent. Je rencontre des personnes âgées qui rangent difficilement leurs achats et à qui il faut composer le code de leur carte bancaire ; une femme muette qui me salue de la main ; une autre qui m’appelle « mama » et que je peine à comprendre ; un prêcheur qui, au moment de payer, me glisse un Évangile, car « c’est mon jour de chance ».
Je suis témoin de scènes de la vie quotidienne des ménages ordinaires. « Ah, mais tu as acheté des pinceaux finalement ? » s’étonne une épouse. Des remarques sexistes, aussi. « C’est moi le chef ! » fanfaronne un mari au côté de son épouse, en brandissant sa carte bancaire. « Les femmes, elles sont bonnes à rien ! » s’amuse un autre, entreprenant de ranger seul les achats. « Je dis ça devant vous, parce que sinon elle m’aurait battu », poursuit-il. « Elle aurait bien raison », je rétorque du tac au tac. Certaines paroles déplacées nous sont aussi adressées. Il y a cet habitué, cheveux gris, bedonnant, toujours en chemise et bermuda qui tente cette blague à deux reprises :
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— Fidèle au poste !
— Eh oui !
— Je sais pas si vous l’êtes autant avec le copain...
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Difficile d’avoir toujours la bonne réplique. D’autant qu’il nous est conseillé d’interagir calmement avec la clientèle. Parfois, je fais semblant de ne pas entendre. Comme cette fois où une dame chuchote à sa voisine : « Elle a l’air débile celle-là, non ? » en parlant de la nouvelle recrue qui avait besoin d’un coup de main pour effectuer une remise.
Dans la queue, il y a parfois quelques interactions entre les client·es. Une pièce tombe. « Je sème », plaisante unetelle. « Je récolte », renchérit un autre. Un jour de forte chaleur, un habitué se réjouit : « Aaaah, j’ai envie de manger une bonne glace ! » Il fait partie d’un groupe de personnes qui, depuis quelques semaines, passent la journée assises devant les portes du magasin. Silhouette fluette abîmée par la vie, tatouages ridés, cheveux mi-longs, moustache jaunâtre. Devant lui, un enfant chouinant dans les bras de sa mère. Échange de regard entre les deux.
« Je te fais peur hein ? » lance le plus âgé. Le petit se tait soudainement, sans quitter son voisin du regard. Quelques secondes s’écoulent et le garçon se met à rire. La conversation se poursuit : « Ah je te fais marrer ! C’est bien, tu fais moins le malin maintenant. » Avant de s’en aller, le gamin agite sa main vers l’homme, qui sourit.
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— Psssss … Je reconnais une habituée qui m’interpelle dans un rayon, dans le creux de midi et deux.
— Je voulais vous dire quelque chose... J’ai vu qu’ils cherchent du monde à ****. J’ai pensé à vous, je me suis dit que vous pourriez être intéressée.
— C’est gentil, mais vous savez je ne travaille ici que pour l’été.
— Mais là-bas c’est du CDI, c’est bien !
⁂
Les journées s’écoulent rapidement. Il faut être réactive, concentrée à la tâche. Pas le temps de penser au reste. Mon esprit est absorbé par la liste infinie de produits qui s’allongent sur l’écran tactile. Bip. Camembert, 1,35 €. Bip. Filet de poulet, 10,99 €. Bip. Banane, code 22, 0,99 € le kilo. Il m’a fallu une dizaine de jours pour mémoriser les raccourcis des fruits et légumes ainsi que ceux de la boulangerie. Il paraît que le responsable aime bien faire des petits tests surprises aux caissières pour voir si elles connaissent les codes des produits. Bip. Rideaux jacquard bohème, 19,99 €.
Je travaille debout. De toute façon, il n’y a que deux chaises pour cinq caisses et il n’est pas possible de régler leur hauteur. Mais ce n’est pas le plus fatigant. Ce qui l’est davantage, c’est la répétition du geste et de la parole. « Bonjoir », je lance à un monsieur, un peu trop rapidement. « Bon courage ! » je réponds à un autre, par écho, à force de l’entendre.
À la fin de chaque journée de travail, chacune emmène son caisson au coffre pour déverser son magot. C’est le moment que je redoute le plus. Et si jamais il manquait dix euros, vingt euros, cent euros ? La machine engloutit les pièces par dizaines et le chiffre grossit au fur et à mesure sur l’écran de l’ordinateur. Bling cling cling pop : 1 634,02 €. Six heures de boulot. L’équivalent d’un Smic brut. Nous avons le droit à une marge d’erreur de deux euros. Au-delà, nous recevons un avertissement et au bout de trois, le manager peut décider de se passer de nous. Un jour, je me retrouve avec un trou de 8 €. Je ne comprends pas. Je fais défiler dans ma tête les centaines de visages, mains tendues, billets récupérés, pièces rendues. Aucun moment d’hésitation ne me vient en tête. Tant pis. Il faudra se concentrer encore davantage le lendemain.
Un matin, un monsieur jure m’avoir vue le week-end passé à un concert dans une commune voisine. Je prétends le contraire, étonnée d’avoir été identifiée à l’extérieur du supermarché. Au bout de quelques jours, les mêmes figures familières apparaissent derrière la vitre en plexiglas qui entoure ma caisse. Il y en a que l’on feint de ne pas reconnaître, puis d’autres à qui l’on commence à demander si « tout va bien aujourd’hui ». Les plus régulièr·es sont les retraité·es. Il y a ce monsieur aux lunettes rectangulaires que je vois tous les jours, dès l’ouverture du magasin et qui achète au minimum huit crèmes brûlées. Un coureur qui ne vient que pour une bouteille d’eau pétillante, marque Salvetat. Une aide à domicile qui ne prend pas le temps d’enlever ses vêtements de travail. Ceux qui n’achètent qu’une bière ou une bouteille de vin, souvent des hommes. Les ouvriers du midi qui viennent pour leur casse-croûte. Tous font partie de mon quotidien. D’une certaine façon, j’ai l’impression de les connaître.
Dans cette enseigne, comme dans bien d’autres magasins discount, la travailleuse est polyvalente. Entre deux client·es, il faut s’occuper de la mise en rayon, enlever les cartons qui traînent un peu partout, installer les fleurs, ramener les chariots à l’entrée. Une collègue me forme rapidement à la boulangerie, dont je suis responsable une matinée sur deux. Je rentre en salle de cuisson à 7 heures 15. Pour mot d’ordre : à huit heures, dès l’ouverture, les client·es doivent pouvoir trouver un peu de tout. Quatre sortes de baguettes différentes, cinq types de pains et autant de variétés de viennoiseries. C’est un marathon quotidien dont on franchit rarement la ligne d’arrivée à temps. Les étapes s’enchaînent suivant un circuit bien précis : décongeler, plaquer, cuire, emballer, mettre en rayon, laver les plaques de la veille. Mes avant-bras en gardent pour souvenir deux traces de brûlures. Les gants en plastique à usage unique n’étant pas une protection suffisante, j’ai fini par demander s’il y avait une autre paire plus adaptée. Réponse : oui, mais elle a été grignotée par un rat. Ma collègue en avait fait l’agréable découverte en glissant un jour ses doigts dedans, saisissant malgré elle le rongeur, mort. L’anecdote est restée, les gants n’ont jamais été remplacés.
« J’en ai déjà marre », lâche ma supérieure en ouvrant la porte du personnel. Elle remplace le manager parti en congé. « Quarante-cinq heures par semaine, c’est physique ! » m’avait-il confié avant de partir. Ce poste implique un ensemble de responsabilités qui se résume ainsi : faire tourner le magasin. Dans la semaine, un responsable de la chaîne rend visite à l’équipe pour vérifier que c’est bien le cas. C’est un homme de bureau. « Avec sa petite chemise, lui il est tranquille, il transpire pas beaucoup, je te le dis », s’agace-t-on dans les vestiaires un matin. Le manager et ceux qui le remplacent réalisent les mêmes tâches que les autres employé·es, mais avec des missions supplémentaires. Il leur arrive d’encaisser les client·es si besoin. La plupart du temps, ils s’occupent d’approvisionner le magasin avec deux autres employé·es.
⁂
— Quinze euros et cinq centimes s’il vous plaît madame.
— Par caaaaaarte !
— Vous êtes de bonne humeur dites donc !
— Oui, je chante tout le temps. J’ai fait la même chose que vous il y a des années. Je chantais aussi à la caisse. Dès que je me réveille, j’ai une chanson dans la tête et c’est parti pour la journée.
⁂
En interne, l’ambiance est morose. Le manque d’effectifs est criant et les renforts saisonniers ne suffisent pas. Mon contrat touche bientôt à sa fin. Un soir sur le parking, je trouve enfin un moment pour échanger avec l’une des salariées en CDI. Elle, va rester. Elle s’est tout de même posé la question. « On n’a pas le temps de bien faire notre travail, regrette-t-elle. Je rentre parfois énervée. Je me fixe des objectifs pour la journée que je n’arrive pas à atteindre. Je ne peux pas être partout. »
J’ai un début de tendinite aux deux poignets. Je ne suis pourtant que rarement dans les rayons à vider les palettes et à soulever des kilos de marchandises. Je m’en étonne auprès de mes collègues. Elles sont moins surprises que moi. Certainement la faute aux micro-mouvements effectués à longueur de journée à la caisse. Avant de partir en vacances, une ancienne m’a légué sa paire de gants personnelle. « L’équipe est soudée », souligne une employée, un peu triste d’apprendre le départ en série de ses collègues. C’est vrai, j’ai été bien accueillie.
J’emprunte pour la dernière fois la porte du personnel. Je me demande si certain·es habitué·es remarqueront mon absence. Personne ne connaît mon prénom. Des dizaines d’autres suivront.
1 Les personnes travaillant dans ce magasin étant majoritairement des femmes, cet article est féminisé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°214 (novembre 2022)
Dans ce numéro empli de gestes techniques incroyables, un dossier sur le foot business et ses contraires : « On rêvait d’un autre foot ». Mais aussi : la grève des raffineries, le procès-bâillon de BFM TV contre le journaliste Samuel Gontier, un reportage à Lampedusa, un entretien avec le réalisateur Alain Cavalier, un point sur l’extrême droite israélienne... En enfin : un appel à soutien où l’on fait la lumière sur les comptes du journal et les mirifiques salaires de ses rares employés rémunérés…
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Paru dans CQFD n°214 (novembre 2022)
Par
Illustré par Mortimer
Mis en ligne le 16.12.2022