Le fond de l’air était rouge (et noir)

Tanner à vif

Deux cinéastes suisses sont morts en septembre, et c’est au moins célèbre des deux qu’on a envie de rendre hommage : Alain Tanner a filmé la révolution, ses éclairs et ses désenchantements, mieux que quiconque, en vrai camarade.

Dans Le Prestige de la mort (2007), le réalisateur Luc Moullet se met en scène à court de pognon. Il monte un coup visant à se faire passer pour mort : ainsi – se dit-il – on passera un de ses films à la téloche, et il touchera les droits de diffusion. Cependant l’affaire foire, car, le jour même de la fausse mort de Luc Moullet, Jean-Luc Godard casse sa pipe (dans le film, s’entend), et il n’y en a que pour lui. Ce pitch s’est avéré prémonitoire, mais pas pour Moullet1 : dans la vraie vie, c’est le pauvre Alain Tanner qui, décédé le 11 septembre (à 92 ans), a fait les frais de la cuistrerie godardienne. Le « plus con des Suisses pro-chinois » a claqué le surlendemain (à 91 berges) et lui a volé tous les honneurs cinéphiliques.

Tanner, comme Godard, était suisse et gauchiste, mais lui avait résisté aux sirènes de la pensée Mao Tsé-Toung. Ça lui a permis d’être, entre 1969 et 1976, un des cinéastes de la révolution les plus conséquents qui soient. Quatre films : Charles mort ou vif (1969) ; La Salamandre (1971) ; Le Retour d’Afrique (1973) et Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976). Des histoires simples : un patron déserte son usine ; deux journalistes enquêtent sur une jeune femme qui a tiré sur son oncle ; un couple renonce à partir loin et s’enferme dans son appartement ; un groupe de trentenaires tente de faire face collectivement aux aléas du monde.

Dans ces films, un motif est récurrent : quitter son boulot. La désertion n’est pas radicale – du travail, on en retrouvera. Mais, dans l’intervalle, pour celles et ceux qui partent, se noue un rapport au langage et au corps qui confine au happening. Alors on se marre, mais c’est en attendant que quelque chose advienne, et dans ce en attendant se noue un désir fébrile de révolution qui se cherche des mots sans forcément les trouver.

La révolution ici n’est pas la barricade : c’est le mouvement, niché à l’intérieur des êtres, qui y tend. Ce mouvement avance sur deux pattes. La première est un trou, une dépression : on est seul face à un ennemi intériorisé. La seconde est un éclair : cet ennemi est en fait dans le monde, et face à lui, chaque semblable est un camarade. Le rire – un rire terriblement agressif – vient expulser cette contradiction, mais seulement en apparence : la souffrance demeure béante, car avec tout ça il faut bien continuer.

Puis, passé 1976, arrive dans le cinéma de Tanner le moment où il n’y a plus de « en attendant ». Finies les trente glorieuses, finie l’ambiance insurrectionnelle larvée : quand on se casse, on ne trouve pas de camarades sur la route ; quand on quitte son boulot, on est amené à dériver. On ne se marre plus et la mort guette : c’est Messidor (1979), récit de la fuite en avant de deux jeunes femmes qui rompent progressivement avec leur monde. Dans la ville blanche (1982), une nouvelle histoire de désertion-dépression (on suit un marin qui abandonne son cargo et vient s’échouer à Lisbonne) est l’aboutissement de l’arc historique débuté en 1969 : le désir de révolution est toujours là, enfoui quelque part au tréfonds de l’individu, mais désormais il n’y a plus de complices, et ce désir tend à la folie.

Ensuite, il y aura des foirades et quelques autres déchirements (Une flamme dans mon cœur, en 1987 – la perte d’identité d’une femme confrontée à la violence de son propre sentiment amoureux). Mais, pour qui a été traversé par un désir de révolution inséparable de la dépression, ce sont les quatre premiers films de Tanner qui ont aidé à vivre. Chaque prolétaire est un camarade : cinquante ans plus tard, cette présomption démente, on l’a connue dans l’ivresse, la fête ou l’émeute – dans ces formes d’extase qui viennent déchirer le présent et la nécessité de le reproduire. Pour nous, le cinéma de Tanner a enjambé le temps ; il a aidé à instiller le rire au cœur des rapports sociaux pour concevoir leur destruction : il a été un camarade.

É. Minasyan

Scène de Messidor (1979)

1 Il fête justement ses 85 ans ce mois-ci, on lui souhaite bon anniversaire.

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CQFD n°213 (octobre 2022)

Dans ce numéro, un dossier sur l’inflation : « Les poches vides & la rage au ventre ». Mais aussi un appel à soutien, l’audacieuse tentative de la Quadrature du Net qui cherche à faire interdire la vidéosurveillance partout en France, un reportage dans une bourgade portugaise en lutte pour préserver des terres collectives face à une mine de lithium, une analyse sur l’Italie postfasciste...

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