À l’Est, du nouveau (néofasciste)
Stras Brune
Un peu à l’écart du centre-ville, dans le sud-est de Strasbourg, la rue Vauban marque la jonction entre le campus universitaire, situé dans le quartier de l’Esplanade, le quartier populaire Vauban et le quartier franchement cossu des Quinze. Large et d’architecture germanique, ladite rue jouxte la cité Spach, qui compte 60 % de logements sociaux. Depuis le 9 décembre 2017, c’est aussi là que se situe l’Arcadia, un local néofasciste, ouvert sous l’étiquette Bastion social.
Un voisinage pesant pour ceux et celles qui habitent les environs immédiats. « C’est incompréhensible », déplore un riverain. « Dramatique », poursuit un autre. « Emmerdant », euphémise un troisième. Car si l’Alsace est traditionnellement réceptive aux discours de la droite dure, c’était jusqu’à présent moins le cas à Strasbourg. En 1997, 50 000 personnes s’y étaient réunies pour protester contre la tenue d’un congrès du FN. Et jusqu’aux années 2010, le parti lepéniste y enregistrait des résultats électoraux plutôt faibles. La capitale alsacienne fait ainsi figure d’exception, dans une région plutôt favorable à l’extrême droite. Au second tour des élections présidentielles de 2017, Marine Le Pen n’y était d’ailleurs créditée « que » de 19 % des suffrages exprimés, quand la région Grand-Est lui en accordait généreusement 40 %.
Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que les tentatives précédentes d’ouverture de locaux fascisants se soient soldées par des échecs, comme le note Lionel, auteur de l’ouvrage Alsace brune1. C’est que les mouvements d’extrême droite sont en Alsace historiquement liés au régionalisme, en chute libre depuis dix ans, et qu’ils restent en quête d’un mouvement fédérateur. La répression d’État – plus que le militantisme antifasciste – a dispersé et réduit les rangs des boneheads, néo-nazis et hooligans, très actifs dans les années 1990-20002, notamment du fait de la proximité avec l’Allemagne. Bref, ici comme ailleurs, les groupuscules néofascistes cherchent « de nouveaux leaders, de nouvelles initiatives, de nouvelles façons de militer », constate Lionel.
Action sociale et métapolitique
Dans cette perspective, l’extrême droite essaye de se positionner sur le terrain culturel, supposé acquis à la gauche. Avec un maître-mot : la métapolitique, soit l’idée qu’il faut d’abord agir dans les champs culturels et idéologiques, avant d’envisager toute prise de pouvoir effective. L’ouverture de l’Arcadia s’inscrit dans cette stratégie, coordonnée au niveau national, d’occupation de l’espace urbain et médiatique, notamment autour de la question sociale. Les affidés du Bastion social tentent ainsi d’endosser un rôle nouveau, revendiquant des activités humanitaires : maraudes et distributions alimentaires réservées aux Blancs, selon la formule « Les nôtres avant les autres ».
Les alentours de l’Arcadia sont investis depuis longtemps par des initiatives à vocation sociale – des vraies, pour le coup. Tout près se trouve le centre socio-culturel de l’Ares (Association des résidents de l’Esplanade), créé en 1964, et qui dispense services et activités d’éducation populaire à destination de toutes et tous, et en particulier des enfants. À deux stations de tram se tient la Maison Mimir3, un espace social autogéré implanté dans le quartier de la Krutenau. Un lieu, ouvert à tout le monde, qui propose un barakawa (bar sans alcool), une bagagerie pour les personnes vivant dans la rue et les autres, une cantine hebdomadaire avec jam-session, etc. Félix4, bénévole à Mimir, insiste : « L’action sociale ne devrait pas servir d’étendard politique. »
Tenue correcte exigée
L’Arcadia étant la vitrine alsacienne du projet Bastion social, ses membres s’attachent à polir leur image. Les chemises classiques et tenues d’apparence respectable ont ainsi remplacé les habituels signes ostentatoires des néofascistes : « On dirait des étudiants, ils ressemblent à monsieur et madame Tout-le-monde », explique le gérant du Barômètre. Lui sait de quoi il parle : les membres de l’Arcadia avaient réservé la salle de son bar pour y donner leur conférence de presse le jour de l’inauguration du local, en se présentant comme un groupe d’agents immobiliers en quête d’un lieu de réunion. Une supercherie dont usent régulièrement les activistes d’extrême droite pour passer outre d’éventuelles réticences. Comme en 2014 à Oltingue, dans le Jura alsacien, où 200 néo nazis étaient venus célébrer l’anniversaire d’Hitler en prétextant l’organisation d’un simple repas.
Le logo de l’Arcadia – sobre, blanc sur noir, composé de gants de boxe, d’une poignée de main, d’une chope et d’un livre ouvert – se veut lui aussi rassurant. Il évoque davantage un cercle d’amateurs de sports de combat, de bière de qualité et d’érudition que de vulgaires hooligans.Un camouflage d’autant plus efficace que « les confrontations directes et violentes avec l’extrême droite avaient cessé depuis un moment à Strasbourg », remarque Lionel.
L’attaque d’une manifestation « Ni Le Pen ni Macron » au soir du second tour de la présidentielle est venue marquer la fin de cette période d’accalmie. Et les agressions se sont multipliées depuis l’ouverture de l’Arcadia. Le 9 décembre, au soir de l’inauguration, une vingtaine d’hommes passent à tabac dans le centre-ville une personne d’origine algérienne. Le trésorier du Bastion social de Strasbourg fait partie des agresseurs condamnés. Le 20 janvier, deux hommes sortant du local attaquent deux opposants à l’Arcadia, à la fin d’une manifestation antifasciste. Un chauffeur de tram essayant de s’interposer est également frappé. Dans la nuit du 29 mars, enfin, six étudiants décollant des affiches du Bastion social se font passer à tabac par des militants d’extrême droite5. Quant aux jeunes du quartier, ils font état de provocations et insultes racistes lorsqu’ils passent devant l’Arcadia. « Ils en ont fait leur territoire, alors qu’on vit là depuis toujours. Je dois maintenant changer de trottoir quand je vais à la pizzeria... », regrette l’un d’eux. D’autres, au contraire, choisissent de se retrouver devant le local « pour se poser, fumer, montrer qu’on est là ».
Ainsi font les fafs
Aujourd’hui, le voisinage direct de l’Arcadia l’a clairement identifié comme d’obédience fasciste. Mais la plupart des riverains ignorent tout des activités qui s’y déroulent. Entre autres : soirées festives (« Hydromel et bières de printemps »), conférence sur le nationalisme serbe par un membre de CasaPound ou encore soirée de soutien au Hogar social (inspirateur espagnol du Bastion social). Le lieu joue ainsi la carte du bar à bière chaleureux et celle du local de réflexion politique – le tout dans un esprit de solidarité néofasciste dépassant le cadre strictement national.
En face, les milieux antifas et associatifs ne sont pas restés inactifs. Trois manifs ont été organisées depuis décembre, qui ont à chaque fois rassemblé entre 500 et 600 personnes. Un week-end de mobilisation s’est aussi tenu en mars au centre autogéré du Molodoï, à l’initiative du collectif Fermons l’Arcadia, qui rassemble antifascistes, partis politiques, parents d’élèves et assos de quartier. Quant aux tentatives légales de faire fermer le lieu, elles n’ont pas abouti pour l’instant. Le 22 janvier, les élus municipaux ont bien voté une motion en faveur de sa fermeture, mais seul le préfet a le pouvoir administratif de lui faire baisser définitivement le rideau.
« On attend que ça pète », admet amèrement une personne au centre socio-culturel de l’Esplanade. De nombreuses actions non revendiquées ont certes été commises contre le local : coups de marteau sur la vitrine, collages d’affiches à répétition, façade aspergée de peinture. Mais rien qui empêche la tenue de ses activités. L’Arcadia a donc le champ libre pour diffuser son idéologie venimeuse. Pour combien de temps, encore ?
1 Alsace Brune – les extrêmes droites d’hier et d’aujourd’hui, publié en 2006 aux éditions No Pasaran.
2 Quelques nostalgiques continuent néanmoins de s’activer autour du stade de la Meinau.
3 La Maison Mimir était squattée entre 2010 et 2013, date à laquelle l’occupation est devenue légale, dans le cadre d’un bail emphytéotique.
4 Le prénom a été changé.
5 À l’heure où nous imprimons, deux responsables du Bastion social ont été formellement reconnus parmi les agresseurs.
Cet article a été publié dans
CQFD n°164 (avril 2018)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°164 (avril 2018)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Mortimer
Mis en ligne le 11.07.2018
Articles qui pourraient vous intéresser
Dans CQFD n°164 (avril 2018)