Le gang de la clef à cadenas

Squatter la joie

Sorti aux éditions Intervalles, le roman Saisons en Friche tourne joyeusement autour des problématiques du squat et de la réappropriation urbaine. Pour auteure, une certaine Sonia Ristić, qui y revient sur une expérience personnelle dans un squat d’artistes parisiens.
Par Lise Lacombe

Dans ces pages dédiées à l’art délicat du squat, il est d’abord question d’humanité. Le militantisme a beau constituer une toile de fond omniprésente, ce sont les personnages qui s’imposent, tissent une fresque bariolée, touchante, pleine d’étincelles et de corps aussi effervescents que des Menthos plongés dans le Coca. Parmi les occupants du lieu réquisitionné – une immense gare de marchandises désaffectée –, on trouve Malo le Congolais volubile, Vladimir le vieux plasticien fou-dingue, Alex le Bosniaque tourmenté, Pascal le disjoncté ou Alice la malade d’amour. Ce sont leurs destinées entrecroisées que scrute Sonia Ristić le temps de quatre « saisons », aussi pimpantes que du Vivaldi.

« L’utopie n’est pas tout à fait au point (…), mais malgré tout, c’est la joie qui domine », écrit l’auteure de ce roman, inspiré d’une expérience personnelle dans un squat d’artistes parisiens, le Théâtre de Verre. Ledit espace, désormais déserté, avait été réquisitionné en 2003 après la triste expulsion de la Miroiterie, lieu bien anar-punk de Ménilmuche multipliant les concerts à faire fondre les esgourdes. Plongée deux ans dans ce fatras de vie, de soirées cumbia et d’initiatives plus ou moins heureuses, Sonia Ristić décrit autant les failles de l’organisation collective que sa force, les accrochages inévitables que les victoires contre l’esprit du temps. Ambiance chamarrée : « Il y a toujours des éclats de voix, des disputes, des prises de tête. » Avec pour horizon agaçant, mouche sur le coche utopique, le retour des sempiternels constats : « Décidément, c’est toujours pareil. Il y a ceux qui charrient la merde toute la matinée dans le froid et ceux qui se consacrent au yoga et à la déco. »

Derrière les histoires personnelles et les tâtonnements politiques déboulent des myriades de questionnements, pépiant tels des pinsons lubriques. Comment cohabiter en respectant les désirs de chacun ? Que faire quand une dizaine de sans-papiers expulsés d’un lieu proche demandent un logement ? Comment forcer la mairie à accorder un bail précaire ? De quelle manière réagir à une sauvage attaque de fachos, en mode barres de fer dans la gueule ? Est-il possible d’éviter que l’expérience ne soit un démultiplicateur de gentrification ? Confrontés à ce tourbillon quotidien et idéologique parfois confus, les personnages s’échappent à tout bout de champ, chacun à leur manière. L’amour, le sexe, le turbin, l’escapade au bout de monde, le repli domestique, tout est bon dans le cocon. Avec un état d’esprit férocement opposé à la sinistrose : « Tiens, (…) ça sent l’été, vous ne trouvez pas  ? »

Affairés à cuisiner l’utopie, les insurgés immobiliers font face à des obstacles insolubles, nature humaine oblige, mais ne baissent pas les bras, bricolant ce « joyeux foutoir » visant à poser les bases d’une autre société. Et n’oublient pas que derrière cette « joie » revendiquée se cache un discours tout ce qu’il y a de plus sérieux. « Ce que nous essayons de faire passer comme message, c’est que dans nos villes, il y a des centaines de milliers de mètres carrés inhabités », rugit Vladimir. Pour lui comme pour Sonia Ristić, c’est cette indécence-là qu’il s’agit de dénoncer. Voire : de supprimer.

Émilien Bernard
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