Putain de chronique #6
Si même les féministes...
« Je te rappelle si ça va vraiment pas. » Lola raccroche. Son client vient tout juste de partir. Pour l’heure, elle semble moins bouleversée que sidérée. Je sais déjà que ça n’est qu’une question de temps avant que l’état de choc cède la place au trauma.
C’était le 8 mars et, pour la première fois depuis des années, je ne suis pas allée manifester. Je rêve d’un immense cortège de putes, fières, vénères, mais ça n’arrivera pas. Parce que le mouvement féministe se déchire, notamment sur la question du travail du sexe. Dans ma ville, je n’aurais pas eu le choix, il n’y avait qu’un seul cortège. Défiler au milieu d’un bon paquet de femmes, majoritairement blanches, qui souvent cumulent putophobie et transphobie – alors même que les meufs trans travailleuses du sexe (TDS) sont celles parmi nous qui paient le plus cher la violence masculine1 – m’est devenu insoutenable. Je n’ai plus la bienveillance nécessaire au dialogue, les mâchoires trop serrées à force de répéter que le véritable problème, ce n’est pas que le sexe soit tarifé, c’est encore et toujours le patriarcat et la culture du viol.
⁂
Les heures passent, et en moi la rage ne cesse de monter. Lola est à 1 000 bornes. Elle se sent seule et vulnérable, elle a peur qu’il revienne. Cette violence-là fait remonter toutes celles qu’elle a déjà subies ; c’est la première dans le taf, mais loin d’être la première dans sa vie. Sauf que cette fois, elle a à peine le temps d’avoir peur pour elle-même parce qu’elle a encore plus peur d’être obligée d’appeler les flics, peur que l’histoire fasse du bruit, que les voisins s’en mêlent, que le proprio tombe pour proxénétisme, ou qu’il la foute dehors, et de se retrouver au final avec un redressement fiscal pour toutes ces années de travail non déclaré.
Elle a honte de n’avoir pas su lui dire non. De ne pas avoir vérifié qu’il avait bien déposé l’argent, de ne pas avoir dit stop dès qu’il s’est mis à insister, d’avoir cédé sur la capote, parce qu’il semblait si gentil, si respectueux, parce qu’il était mignon, parce que si on commence à se méfier de ceux-là, c’est qu’ils sont vraiment tous des agresseurs potentiels.
À nous toutes et tous marqué·es au fer par la violence masculine, la culture du viol a inscrit la culpabilité dans nos chairs. Et même quand on croit avoir tout compris, identifié tous les mécanismes implicites et sournois, la manipulation, le chantage affectif, nos fragilités construites et entretenues – au profit de qui ? –, notre soi-disant impuissance, qu’on a lu et entendu tous les témoignages et réalisé notre condition commune, nous sommes comme toujours pétrifié·es face aux mêmes schémas. Ça ne peut pas être lui le problème, donc c’est forcément moi.
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Les mecs n’ont pas attendu qu’on soit TDS pour nous agresser. Ils le font tous les jours. Et nos clients ne sont ni pires ni meilleurs : ce sont les mêmes. Vos maris, vos frères, vos pères, vos amis, vos collègues, vos avocats, vos magistrats, vos banquiers, vos élus. Les mêmes qui vous foutent la pression pour que vous répondiez à votre devoir conjugal, qui vous sifflent dans la rue, vous extorquent des « faveurs sexuelles » en échange d’un logement qui ne serait pas insalubre. Un connard est un connard, qu’il te coince contre un mur après t’avoir payé un verre ou essaie de t’imposer un rapport sans capote parce qu’il t’a lâché un billet.
Les abolitionnistes défendent que « la prostitution est un viol tarifé ». Pourtant, être pute ne change rien à l’affaire, un viol est un viol. Les récits des collègues à qui c’est arrivé dans le cadre du taf ne laissent pas de place au doute : on fait très bien la différence entre un service sexuel consenti et une agression. Parce que consentir à être là ne veut pas dire consentir tout court. C’est pas parce que j’accepte de te sucer que t’as le droit de fourrer ta langue dans ma bouche. Dans la vraie vie comme dans la puterie, la sexualité relève du sport de combat.
Et comme si la honte et la culpabilité qui accompagnent chaque victime ne suffisait pas, il y a l’isolement propre à notre condition. En-dehors de nos collègues, qui pour nous soutenir, qui pour nous rappeler que nous ne sommes jamais responsables, qu’on n’a jamais à se sentir coupables, quelle que soit la tenue qu’on portait ou l’heure de la journée ? Soit on est toutes des putes, soit ça n’a aucune putain d’importance.
Alors, en attendant que les Terf et les Swerf2 réalisent qu’on a les mêmes ennemis, je continuerai à taguer seule dans mon coin : « Pas de féminisme sans les putes ».
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Précédentes "Putain de chroniques" :
#1 : « Je ne suis pas la pute que vous croyez »
#2 : « Sale pute ! »
#3 : « Hommage à nos clandestinités »
#4 : Thérapute
#5 : Pornoscopie
1 En 2021, en Europe, 43 % des personnes trans assassinées étaient des personnes migrantes et 58 % connu·es pour être TDS, selon le Trans murder monitoring (transrespect.org).
2 « Trans-exclusionary radical feminist » désigne les féministes qui excluent du mouvement les personnes transgenres et « Sex worker-exclusionary radical feminist » celles qui en excluent les travailleur·ses du sexe.
Cet article a été publié dans
CQFD n°208 (avril 2022)
Dans ce numéro d’avril peu emballé par les isoloirs, un maousse dossier « Crime et résistances » sur la guerre en Ukraine, mais aussi : le bilan écolo pas jojo de Macron, une plongée dans le « théâtre » de la frontière à Calais, le « retour de Jim Crow » aux États-Unis, une « putain de chronique », un aperçu du désastre d’Azincourt, une dissection du cirque électoral, une évocation des canards perdus au pays des cigognes…
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Paru dans CQFD n°208 (avril 2022)
Dans la rubrique Putain de chronique
Par
Illustré par Nijelle Botainne
Mis en ligne le 24.06.2022
Dans CQFD n°208 (avril 2022)
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