Bureaucratie made in France

Sévice des étrangers

La France qui se lève tôt n’a pas de carte nationale d’identité : c’est le constat qui s’impose quand on arrive à la préfecture de Bobigny, un jeudi à sept heures du matin. Pour la centaine de personnes qui ont déjà pris place dans les deux files « étrangers », la journée commence bien, entre attente, indifférence et petites mesquineries. Reportage.

SI LES BUREAUX de la préfecture de Bobigny (Seine-Saint- Denis) ouvrent à neuf heures, la plupart des usagers par Rémi(détenteurs d’un titre de séjour provisoire) arrivent avant six heures du matin, voire campent depuis la veille pour s’assurer du traitement de leur dossier, de l’obtention d’un récépissé, ou de l’enregistrement d’un changement d’adresse. C’est le cas d’une femme d’environ trente ans qui explique qu’elle n’avait pas d’autre choix : « Comme j’ai déménagé, j’ai téléphoné pour prévenir la préfecture et proposé de transmettre par courrier une copie de ma nouvelle attestation de domicile ; ils ont refusé. Je devais me présenter en personne. » Après quatre heures d’attente et l’incertitude d’avoir un ticket avant l’après-midi, elle lâche visiblement excédée : « Franchement, on bosse comme tout le monde, on participe à la vie de la communauté… Pourquoi on est traités comme de vulgaires clandos ?! »

Quatre à cinq heures d’attente donnent accès – au seuil seulement – de la porte 2 qui, à son tour, donne accès à la salle d’attente informelle qui donnera ensuite accès, après une à trois heures d’attente, au guichet qui permettra éventuellement d’obtenir une réponse à sa requête ou un numéro pour s’asseoir dans la « vraie » salle d’attente, celle d’où on sera enfin appelé. Le parcours est aussi aléatoire que celui de ces livres dont vous êtes le héros mais cette histoire-là est écrite par plusieurs années de lois dites « d’immigration » où l’étranger en France est toujours perçu, décrit et traité comme un hôte dangereux dans le corps de la République.

Si le stress est palpable – « On sait quand on rentre ici mais on ne sait jamais quand on sort » – l’ambiance reste bon enfant. Cela n’a pas toujours été le cas. Une femme raconte que, malgré la présence de deux représentants des forces de l’ordre en matraques et chemisettes, il arrive que les gens pètent un plomb et que des bagarres éclatent. Souvent, la police se contente de regarder. « Pourquoi intervenir ? Ils pensent qu’il faut laisser les sauvages régler leurs comptes entre eux », explique sobrement la femme. Un homme aux cheveux grisonnants lance à la cantonade : « On n’est pas sûrs de passer aujourd’hui ! » Soupirs et murmures dans la file qui est devenue une espèce de masse compacte où chacun sait cependant très exactement qui le suit et qui le précède. Une Algérienne décrit la situation en des termes plus précis : « C’est bientôt la pause-déjeuner, ils vont fermer un guichet sur deux, et là, c’est sûr qu’on n’aura pas de numéro avant au moins 14 h, sans compter ceux qui passent par la deuxième porte et grillent la queue. » Arrivée par le premier métro, elle hausse les épaules et esquisse un sourire fatigué avant d’échanger des banalités de base avec un quinquagénaire portugais plutôt balèze. Tout y passe : la réforme antisociale des retraites, les conditions de travail, ces Roms qui, quand même, « balaient les câbles et les vieux frigos sur leur passage », les « magouilles » et le pays natal. Une jeune femme noire aux cheveux tressés, venue avec son enfant dans une poussette, commente en aparté les observations lusitaniennes sur les Roms : « N’importe quoi, quel connard celui-là ! » Elle reprend ensuite une conversation en italien avec son mari. Cette famille doit souffrir à la fois l’administration française et l’administration italienne, en guise de double peine.

Dans la file, les policiers, à présent gantés de cuir noir, ouvrent et ferment un portillon pendant que deux fonc- tionnaires de la préfecture, visiblement dépassées par le nombre d’usagers, circulent dans les rangs, indifférentes aux questions qui leur sont posées. On a de la chance pourtant : le jeudi est une journée dite « calme ». La magouille mentionnée plus haut fait allusion au (petit) marché parallèle où les tickets se bradent entre 10 et 50 euros pour économiser quelques heures d’attente. Il y a aussi une vente de cafés et de gâteaux à la sauvette, trois heures avant l’ouverture des bureaux. Le Portugais poursuit : « Les magouilles, c’est à tous les niveaux. Il n’en fait pas, des magouilles, l’autre nain ? » Les gens se marrent, même la chic dame des « vulgaires clandos ». Un Colombien vient pour changer un rendez-vous, une Marocaine pour une convocation qu’elle n’a pas reçue, un Malien pour donner des pièces justificatives et au fur et à mesure que les heures passent, les langues se délient, les gens s’assoient ou s’accroupissent par terre un moment, puis se relèvent, l’un gardant la place de l’autre quand il faut se rendre aux toilettes (dégoûtantes) ou faire des photocopies (à 20 centimes la page). Les gens finissent surtout par s’exhorter mutuellement à la patience. Le Livre noir de quarante-quatre pages publié par des associations de Seine-Saint-Denis 1 brosse donc un tableau très réaliste des conditions d’accueil déplorables de la préfecture de Bobigny. La dernière parole entendue, c’est l’aimable conseil d’une femme qui, depuis 5 h 30 du matin, traîne derrière elle une petite valise rouge à roulettes parce qu’elle doit prendre un train pour retourner au travail : « Il ne faut pas partir maintenant. Sinon, tout le temps où vous avez attendu n’aura servi à rien. » Elle sait exactement de quoi elle parle : à cause du retard dans l’édition de titres de séjour d’un an, elle reçoit depuis 2009 des titres provisoires qu’elle doit venir renouveler tous les trois mois. En sursis permanent, la condition de cette femme à la valise rouge et des centaines d’autres usagers n’est pas prise en compte dans le paragraphe qui décrit la préfecture sur le site officiel de la ville de Bobigny.

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