Cent ans de travail domestique en Espagne

Servantes et señoras

À Valence, en Espagne, la dessinatrice Ana Penyas et la chercheuse Alba Herrero exposent en ce moment leurs recherches sur la condition des travailleuses domestiques dans leur région. Un siècle de subordination, d’abus et d’exploitation, en paroles et en dessins. Entretien à quatre mains.
Par Ana Penyas

On doit être à la fin du printemps 1942, à Castellón de la Plana, ville espagnole moyenne à une cinquantaine de kilomètres au nord de Valence. La guerre civile est finie depuis trois ans, le pays est dévasté. Ma grand-mère Isabel a neuf ans et demi. Son père vient de mourir, à 39 ans, d’un cancer ; sa mère, âgée de 34 ans, n’est pas en état de s’occuper de ses enfants – elle mourra quelques années plus tard « de misère ». Ses deux petits frères et sa sœur sont envoyés dans un de ces orphelinats monstrueux décrits par Carlos Giménez dans sa bande dessinée Paracuellos (éditions Fluide glacial). Isabel est l’aînée, elle est assez grande pour travailler, et on la place dans une famille bourgeoise de Castellón ; elle s’y occupe des enfants, dont certains ont son âge.

Au mur d’une salle de l’Institut valencien d’art moderne (IVAM), une planche de la dessinatrice Ana Penyas1 met justement en scène une petite servante d’une dizaine d’années, elle aussi prénommée Isabel, qui conduit à la promenade une toute petite fille et lui pique son goûter. Sans doute le récit d’une des 35 femmes qu’elle a interrogées avec la chercheuse en anthropologie Alba Herrero pour leur projet En una casa. Genealogía del trabajo del hogar y los cuidados [Dans une maison. Généalogie du travail domestique et de soin], à la fois exposition (jusqu’au 23 avril) et livre-catalogue (en espagnol) – les deux, passionnants et bouleversants.

En una casa associe des objets liés aux représentations des travailleuses domestiques dans la culture populaire, des témoignages de leurs luttes, ainsi que les résultats d’entretiens menés avec des femmes concernées, et dont les propos sont mis en scène par Ana Penyas sous forme de planches de bande dessinée. Ce faisant, leur travail opère une vaste coupe dans la condition des femmes espagnoles aux xxe et xxie siècles. Dans ce pays parmi les moins urbanisés et industrialisés d’Europe, où d’immenses masses paysannes affamées subir longtemps le joug d’une poignée de grands propriétaires et d’un demi-siècle de dictature militaire fasciste et ultracatholique, l’histoire des travailleuses domestiques, gouvernantes, femmes de ménage, bonnes d’enfants, ou tout ça à la fois, est celle d’un très grand nombre de femmes des classes populaires, contraintes de travailler au domicile d’autres familles – en plus des tâches de leur propre foyer.

Laurent Perez

« Les servantes aussi sont des personnes ! On en marre d’être en marge de la société ! L’ordonnance sur le travail, tout de suite ! »
« Nous exigeons les mêmes droits que tous les travailleurs et un contrat ! Assez de morts ! »

Votre travail se fonde sur des témoignages qui couvrent un siècle entier de l’histoire du travail domestique. Comment avez-vous procédé ?

« Notre but était de mieux comprendre les discours, les perceptions et les représentations liés aux travailleuses domestiques et du soin, à leurs expériences de vie, aux manières de nommer les choses ou de les éprouver – et aussi les changements et les continuités au fil du temps. Après des recherches bibliographiques et documentaires, nous avons interrogé 35 femmes nées entre 1930 et 1997, de diverses origines, en majorité travailleuses domestiques, mais aussi employeuses issues des classes supérieures ou moyennes. Notre échantillon répondait à trois critères principaux : l’âge, l’origine (les travailleuses venaient autrefois des villages, elles arrivent aujourd’hui du Sud global, mais les structures inégalitaires restent les mêmes) et enfin le degré de politisation.

Nous avons commencé par interroger des femmes que nous connaissions, mères, tantes ou grands-mères d’amies, ou des femmes qui travaillaient chez des personnes de notre connaissance. Puis cela a fait boule de neige… Nous nous sommes en fait rendu compte que c’était une activité très répandue : énormément de femmes ont été, à un moment ou à un autre de leur vie, travailleuses domestiques – et un certain nombre d’entre elles ont ensuite elles-mêmes employé des femmes dans cette situation. »

Votre exposition montre qu’une relation personnelle sincère s’établit souvent entre employeur·ses et employées – mais toujours sur fond de subordination et de domination...

« Pour nous, il était important d’aborder le travail à domicile du point de vue de l’organisation sociale du soin. On ne peut pas traiter cette activité de manière isolée ; il faut l’envisager en lien avec le rôle de l’État et des familles. L’organisation actuelle tend à féminiser et à précariser le soin, pourtant indispensable à la vie. Or, les travailleuses domestiques insistent aujourd’hui sur le fait que le droit à recevoir du soin ne devrait pas s’exercer aux dépens de la personne qui le prodigue – pas plus que le contraire, mais il se trouve qu’actuellement ce sont les situations économiques des employeuses qui déterminent les conditions des unes et des autres. C’est donc l’État qui devrait assumer la responsabilité de ce travail.

La relation entre travailleuses et employeur·ses est extrêmement complexe et variée. De plus en plus, les travailleuses à domicile refusent d’être considérées comme “faisant partie de la famille” et revendiquent le caractère professionnel de leur activité. Mais elles évoquent aussi souvent les liens affectifs et les émotions que suscite ce travail ; tandis que la professionnalisation n’a pas mis fin aux abus et aux humiliations. D’autant que ce travail s’exerce dans l’intimité du foyer familial ; il est donc difficile de contrôler les conditions de travail et le respect des normes légales, aussi insuffisantes soient ces dernières. »

Depuis le début du xxe siècle, les travailleuses à domicile s’organisent et expriment leurs revendications. Quelles relations entretiennent-elles avec le mouvement social ?

« S’agissant d’une activité presque exclusivement féminine – et que les femmes ont historiquement toujours été contraintes d’exercer gratuitement chez elles –, les travailleuses domestiques se sont dans l’ensemble trouvées marginalisées à l’intérieur du mouvement ouvrier et de la vie politique. Pendant la IIe République espagnole (1931-1939), les luttes de classes ont pu permettre que des liens se tissent, par exemple, dans certains villages d’Andalousie, avec le Syndicat du service domestique, créé à l’intérieur du syndicat anarchiste CNT [Confédération nationale du travail]. Mais, la plupart du temps, ces travailleuses n’étaient pas concernées par les lois régulant le monde du travail.

« Les lois de 1985 sur le travail soumettent les travailleuses domestiques à un régime discriminatoire »

Dans les années 1970, sauf rares exceptions, les luttes se sont moins déroulées dans le cadre syndical que dans les paroisses et à l’intérieur du mouvement chrétien de base2. Après le retour à la démocratie, les lois de 1985 sur le travail – les premières depuis l’époque de la république – soumettent les travailleuses domestiques à un régime discriminatoire : elles étaient par exemple privées d’assurance chômage, ou pouvaient travailler jusqu’à 60 heures par semaine. C’est à cette époque, afin d’exiger l’égalité et l’abolition de ce statut, que sont nées les premières associations de travailleuses domestiques, plus proches du mouvement féministe que des syndicats. Ces associations existent encore aujourd’hui ; elles sont désormais les plus actives défenseures des droits des personnes exilé·es. »

En Espagne, les dernières décennies ont vu ressurgir des formes d’exploitation qui rappellent celles des générations précédentes. Pourquoi ?

« L’exemple le plus évident est celui des travailleuses internas, qui vivent au domicile de leurs employeur·ses. Les luttes des années 1970 et l’évolution de la société et du modèle familial avaient vu cette condition se raréfier. Mais depuis les années 1990, avec le vieillissement de la population espagnole et la croissance de l’immigration venue du Sud global, elle réapparaît massivement ; énormément de familles y ont aujourd’hui recours pour la prise en charge des personnes âgées. Cela s’explique notamment par la législation sur les étrangers et la politique migratoire espagnole, qui imposent un délai de trois ans avant que les personnes exilé·es ne puissent régulariser leur situation. L’État s’en lave les mains et fait reposer la responsabilité sociale du soin sur les familles, tout en ouvrant la porte à des situations d’exploitation et d’abus à l’intérieur des foyers. Dans certains cas, les relations de travail sont en fait proches de l’esclavage. »

Propos recueillis par L. P.

« – Tiens, Isabel, le goûter de bébé pour la promenade. »
« – J’ai sommeil.
– C’est normal, si tu as faim. »

1 Son livre Nous allons toutes bien a été traduit en 2019 par Cambourakis. Elle y évoque la vie de ses deux grands-mères, d’après leurs récits.

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CQFD n°218 (mars 2023)

« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.

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