Souffler sur les braises
Pétroleuses un jour, pétroleuses toujours
Jean de la Brenne, La femme politique (1875)
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Ils avaient déjà tenté le coup en 1789 avec les tricoteuses, sobriquet donné aux femmes (alors dépourvues de droits politiques) qui participaient aux houleux débats révolutionnaires. Jugées trop combatives, elles se voyaient signifier par cette appellation qu’elles feraient mieux de rester à la maison à « tricoter » plutôt que de semer le zbeul.
Rebelote en 1871 pendant la Commune : le terme pétroleuse est propagé comme une traînée de poudre par Le Figaro et le reste de la presse versaillaise pour susciter le dégoût des femmes. Sûrement que le bourgeois se sent un peu trop menacé par le courage de ces communardes, reflétant sur lui sa propre veulerie. Toute une imagerie bidon (c’est le cas de le dire) met en scène ces femmes brandissant des bouteilles et des arrosoirs remplis de pétrole (ancêtres du cocktail Molotov). On les décrit comme des sorcières sans mœurs, la lie de l’humanité. Grand témoin de la Commune, le journaliste Prosper-Olivier Lissagaray raconte : « Alors fut inventée cette légende des pétroleuses qui, propagée par la presse, coûta la vie à des centaines de malheureuses. Le bruit court que des furies jettent du pétrole enflammé dans les caves. Toute femme mal vêtue ou qui porte une boîte à lait, une fiole, une bouteille vide peut être dite pétroleuse. Traînée en lambeaux contre le mur le plus proche, on l’y tue à coups de revolver.1 »
Après l’écrasement sanglant de la Commune, de nombreuses femmes comparaissent devant la justice militaire, qui en profite pour questionner leur moralité, leur consommation d’alcool et leurs rapports aux hommes. Le 3 septembre 1871 a lieu le procès des pétroleuses. Malgré leurs multiples délires accusatoires, les juges ne parviennent pas à « démontrer la participation [des accusées] à des incendies »2. De lourdes peines sont tout de même prononcées contre des communardes. Citons les noms de quelques courageuses : Joséphine Marchais, condamnée à mort, peine commuée en travaux forcés à perpétuité au bagne de Cayenne ; Eulalie Papavoine, condamnée à mort, peine commuée en déportation en Guyane. Léontine Suétens, déportée à Cayenne…
Trois décennies plus tard, c’est en Angleterre que s’organisent les suffragettes de la Women’s Social and Political Union. Énervées d’être considérées comme trop inférieures intellectuellement pour voter, quelques-unes décident de passer à l’action directe : elles posent des explosifs dans des lieux publics – vides. Les plumitifs de l’époque les comparent à des « terroristes », mais heureusement, ce qualificatif n’est encore pas reconnu juridiquement. Les Anglaises attendront 1918 pour obtenir le droit de vote, et encore, qu’à partir de l’âge de trente ans.
Rosa Luxemburg, Emma Goldman, Rosa Parks et toutes les autres, la plupart anonymes... Chapeau bas à ces pétroleuses, qui ont payé cher le fait d’avoir tenté de défoncer les portes (blindées) de leur époque pour que les générations suivantes puissent continuer les luttes contre toutes les formes d’injustices. La liste est longue.
Disons quelques mots de Madonna Thunder Hawk, activiste amérindienne née en 1940 qui, à 16 ans avec ses copines, fout une rouste monumentale aux gars du coin pour qu’ils arrêtent de violer les filles de sa communauté. Et ça marche ! Thunder Hawk se consacre ensuite tout entière aux combats contre l’imbécilité de l’homme blanc, dominateur et destructeur de son peuple. Très active au sein de l’AIM (American Indian Mouvement), elle participe à l’occupation, entre 1969 et 1971, de l’île d’Alcatraz (ancienne prison notoire) que les Amérindiens, avec ironie, souhaitent racheter aux Américains en échange de perles de verre et de chiffons de toile. Elle crée également les Survival Schools, alternatives aux écoles des Blancs. Elle est aussi l’une des premières à dénoncer le scandale des enfants amérindiens enlevés à leurs familles pour être mis dans des pensionnats blancs afin de les « civiliser ».
Autre action digne du terme pétroleuses, celle de la Angry Brigade, branche anglaise de la lutte armée d’extrême gauche des années 1960-1970. En novembre 1970, ses membres (femmes et hommes mélangés) installent une bombe artisanale enveloppée du torchon The Times sous le camion de la BBC qui devait retransmettre au monde entier l’élection de Miss Monde au Royal Albert Hall de Londres. L’attentat ne fera aucun blessé (la diffusion télévisée ne sera d’ailleurs même pas annulée) mais le message est clair : à bas l’image médiatique débile assignée aux femmes – et la débilité des médias. Selon Servando Rocha, auteur d’un livre3 sur la Angry Brigade, le mouvement britannique de libération des femmes n’a réellement pris son essor qu’après cette explosion.
On a tous en nous quelque chose d’une pétroleuse. Bizarrement, le sobriquet pétroleurs a moins bien résisté au temps que son versant féminin. Et pourtant ils existent…
1 Journaliste et barricadier, Prosper-Olivier Lissagaray a écrit le chef-d’œuvre Histoire de la Commune de 1871 quasi en temps réel pendant les événements. Cet ouvrage est disponible à la Découverte.
2 Dominique Lagorgette, « La ou les pétroleuses ? Du politique au sexuel, et retour », La face cachée du genre – Langage et pouvoir des normes, Natacha Chetcuti et Luca Greco (dir.), Presses Sorbonne Nouvelle, 2012.
3 Angry Brigade : contre-culture et lutte armée en Angleterre (1968-1972), L’échappée, 2013.
Cet article a été publié dans
CQFD n°178 (juillet-août 2019)
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Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
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Mis en ligne le 26.11.2020
28 novembre 2020, 13:18
N’oublions surtout pas l’excellent ouvrage d’Édith Thomas " les pétroleuses" paru aux Éditions Gallimard en 1963