Chroniques portuaires
Parking-sur-Mer... ou l’éloge du mouvement
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Aux yeux des usagers des ports, nous sommes des plaisanciers, des personnes qui vont sur l’eau pour le plaisir. Voile et moteur, voyageurs ou navigateurs occasionnels fourrés dans le même sac et dirigés vers la partie plaisance des ports, ou la marina, entité indépendante.
Si nos bateaux à voile sont nos maisons et nos outils de travail, nous faisons partie d’un monde dédié aux loisirs, entre jet-skis, pêcheurs du dimanche, traqueurs de baleine, résidents secondaires, plongeurs en escadrilles et retraités par paires, jet d’eau à la main. À part les quelques sorties touristiques en été, ces occupants permanents des ports (80% des places leur sont réservées, 99% à Marseille) sont caractérisés par un immobilisme déconcertant. On estime en effet qu’un navire passe 72 heures par an à naviguer, réparties sur 11 journées. Une estimation basée sur des sondages qu’il s’agit probablement de minorer, puisque les propriétaires sont toujours tentés de gonfler l’utilisation qu’ils font de leur coûteux investissement.
Côté pouvoirs publics, augmenter les capacités d’accueil demeure une préoccupation importante malgré les tonnes d’algues et de coquillages qui poussent sur des coques inertes. Le lobby de l’industrie nautique pousse naturellement à la création de pontons capables d’accueillir ses nouveaux clients. Il se vend près de 12 000 bateaux neufs chaque année, pour 180 000 places au total et... 1 million d’unités déjà « en circulation ».
Une immense pression foncière qui rend la quête d’anneaux proche de la recherche d’une terre agricole. En tous cas, on retrouve les symptômes liés à l’immobilier foncier : hausse constante des prix, importance de la lignée familiale et nomades indésirables. Un repli sur soi illustré par des tarifs inabordables concernant les places non permanentes
(1 500 euros le mois au Vieux-Port de Marseille pour un voilier de 12 mètres) et des quais qui se referment. Il est rare de trouver encore des pontons accessibles sans carte magnétique, code ou clé. Encore plus rares sont les quais sans vidéosurveillance.
La pression foncière fait pousser les ports et agrandit ceux déjà existants, les incitant à s’étaler ou à monter dans les étages grâce à des échafaudages remplis de bateaux. Construire un nouveau port reste plus délicat. Les abris naturels accueillant déjà pratiquement tous un aménagement, il reste le littoral moins abrité. Plus exposé ? Peu importe : pour se protéger, il suffit de rajouter à la catastrophe écologique de la destruction littorale (où se concentre la majorité de la biodiversité) une orgie de béton, de fer et de cailloux.
L’exemple le plus frappant d’un port sorti de nulle part, nous l’avons rencontré à Garachico, au nord de l’île de Tenerife, dans les îles Canaries. Bien que l’océan frappe violemment et de façon continue la côte, le village a connu une splendeur passée grâce à son port naturel. Jusqu’à son engloutissement sous une coulée de lave. Cette gloire d’antan a apparemment laissé des traces puisque de l’autre côté de la bourgade a été érigé un nouveau port qui laisse songeur. Des millions de m3 de béton et une digue pharaonique, tout cela pour un espace capable d’accueillir une dizaine de pêcheurs et moins de cent plaisanciers. Le tout financé en grande partie par l’Europe et le contribuable. Moins de 5 ans après son achèvement, le béton se fend tandis que les vagues submergent la digue et emportent à chaque tempête des bouts de l’ouvrage, devenu en partie inutilisable. Les militants écologiques et la plupart des habitants ont beau enrager, ils ne font pas le poids face aux retombées économiques que font miroiter les promoteurs.
Si le béton a bien été payé par le contribuable, les fruits offerts par l’abri portuaire sont rarement partagés équitablement. On assiste ici aussi à une privatisation de l’espace public. Ainsi des Baléares, qui voient leurs ports privatisés à grande vitesse. L’agence régionale des ports gérée par le gouvernement se fait littéralement grignoter par les marinas privées ou yacht-clubs, qui proposent des tarifs 5 à 6 fois plus chers pour une prestation identique. Les villes côtières encouragent ces initiatives haut de gamme pour gagner en standing et attirer ainsi le haut du panier des plaisanciers. Dans un contexte où les îles européennes voient leur tourisme exploser, pourquoi se priver ?
Quand l’administration des lieux reste publique, ceux qui gèrent concrètement le port sont souvent des employés du privé. Aux Canaries existe une entité régionale nommée Puertos Canarios. Sur chacun des ports relevant de cette agence, on trouve davantage d’employés de Securitas, qui vont jusqu’à accueillir et amarrer les bateaux, que d’employés de la structure publique. L’un de ces employés nous avouera même qu’il devient le chef du port de la Restinga pendant les absences de l’unique salarié de Puertos Canarios.
Au Vieux-Port de Marseille, les 3200 places financées par l’argent public sont gérées dans leur majorité par une quarantaine de sociétés nautiques. Seule une trentaine de places sont proposées par la Métropole aux bateaux de passage. Moins de dix emplois publics sont ainsi générés pour la partie plaisance de cet immense port dont le fonctionnement a été remis en cause à deux reprises par la Cour régionale des comptes.
Fréquentant assidûment les pontons, nous avons souvent le sentiment de pénétrer dans une chasse gardée pour riches, dans laquelle toute initiative sortant du cadre fait peur. Les lieux sont accaparés par les puissants, lesquels bénéficient des plus belles places. Yachts à Bonifacio, vieux gréements luxueux ou chics voiliers de régate au Vieux-Port de Marseille, thoniers senneurs à Sète, tous placés au plus proche du centre, bien en vue. Derrière ces coques flambantes et l’accastillage rutilant ne se cache pas qu’un hobby de riches. Sur les projets les plus récents, c’est le secteur immobilier qui utilise les pontons comme tremplin à de belles opérations.
Suivant l’exemple français de la Grande-Motte, une ville surgie de nulle part autour de la construction d’un port de plaisance, d’autres communes ont pris le pli. À Port-Cogolin ou Port-Grimaud dans le Var, avec plus ou moins de goût et de réussite et plus tard un peu partout dans le monde. Au Maroc, à Salé, le Bou Regreg (fleuve séparant Rabat de Salé) s’est vu défiguré par un gigantesque projet immobilier « vert » (bien sûr). Tout a commencé par la construction d’une marina, vide, à part quelques yachts royaux. Boutiques de luxe, immobilier d’affaires et restaurants haut de gamme cherchent encore preneurs. Si le programme immobilier de la capitale du Maroc semble lentement décoller, d’autres projets nagent en eaux plus tumultueuses. Sur l’archipel de Madère, la marina de Quinta do Lorde et ses immeubles à vendre depuis une demi-douzaine d’années fleurent bon la banqueroute. La marina de Santa Cruz de la Palma, aux Canaries, a vu ses boutiques fermer les unes après les autres, donnant naissance à un port fantôme. Notre route croisera à plusieurs reprises ces villes et villages ultra-bétonnés, nés autour d’un projet de marina financé en partie par l’État. De quoi renforcer notre volonté de ne pas abandonner ces espaces publics somptueux aux nantis, qui sont en train de prendre la place des aventuriers sur les quais. Volez les bateaux laissés à l’abandon, emmenez-les en voyage !
Sources :
- Rapports d’enquêtes publiques de projets de créations de ports de plaisance
- Rapport 2015 de l’Observatoire des ports de plaisance
- Fédération des industries nautiques
- Ministère de la Mer
1 Festina Lente, festival itinérant à la voile en Méditerranée et en Atlantique, entre mer et quais, de mai 2016 à septembre 2017. Cinq voiliers, 30 artistes et marins qui investissent les quais tous les quinze jours. L’objectif : se réapproprier cet espace public et voyager lentement.
Cet article a été publié dans
CQFD n°152 (mars 2017)
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Paru dans CQFD n°152 (mars 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Matthieu Mounier
Mis en ligne le 23.11.2019