Dossier Forteresse Europe

Morts à la frontière

Neuf ans après la première insurrection de clandestins sur la frontière de Ceuta et Melilla, la route du détroit de Gibraltar est réactivée, au grand dam de Frontex1. En témoigne la mort de quinze migrants, noyés le 6 février à vingt mètres de l’Europe.

La caméra thermique de l’hélicoptère les repère bien avant qu’ils n’atteignent la ligne de division entre Afrique et Europe. En file indienne, ils progressent à flanc de montagne comme des fourmis sous le prisme d’un microscope. L’œil panoptique de la forteresse Europe les observe, eux dont le nombre, et seulement le nombre, puisqu’ils n’ont ni nom ni visage, semble représenter une terrible menace.

Par Yohanne Lamoulère.

À l’aube du 6 février 2014, quelque trois cents subsahariens ont tenté le grand saut aux abords de Ceuta, enclave espagnole du nord marocain. Repoussés à deux reprises – d’abord au pied du triple grillage de six mètres de haut, puis face aux portillons de la douane –, un groupe s’est jeté à l’eau pour contourner la jetée du Tarajal. Depuis la plage, les agents de la Guardia civil les ont empêchés de prendre pied sur le sol espagnol. Pour cela, et bien que leur chef l’ait nié par la suite, ils ont tiré. Une vedette a même foncé sur les nageurs en lâchant des grenades lacrymogènes. Résultat : quinze migrants se sont noyés à quelques mètres du rivage. La vidéosurveillance n’a rien perdu du drame. Les survivants, pantelants, sont rudoyés, traînés, puis refoulés illégalement par une porte dans le grillage. De l’autre côté, alors que les auxiliaires de la gendarmerie marocaine sortent les premiers cadavres de l’eau, on aperçoit un Noir, coupe rasta, qui craque : échappant à ses gardes, il court et lance une pierre en direction des flics espagnols, qu’il insulte avant de s’écrouler face contre terre, anéanti.

Il a néanmoins fallu une vidéo amateur pour contredire la version officielle. On y voit clairement les agents tirer en direction des nageurs. On les entend les insulter. La polémique enfle et l’Europe se dédouane par la voix de la commissaire à l’Intérieur, Cecilia Malmström, qui condamne l’usage de matériel anti-émeute. Fin 2013, elle avait déjà critiqué la réinstallation de rouleaux de barbelés au sommet du premier grillage, «  alors que l’expérience passée prouve qu’ils n’empêchent rien, mais occasionnent des blessures inhumaines ». Depuis, le ministre de l’Intérieur espagnol a interdit l’usage de balles de caoutchouc – « inefficaces » –, tout en concoctant une loi qui légalisera les « expulsions à chaud », contraires aux lois internationales.

Le quotidien El País, dix jours après le drame, a titré en une : « 30 000 Subsahariens attendent pour passer en Espagne2 ». Dans la foulée, le ministre de l’Intérieur a surenchéri : « 40 000 clandestins massés autour des enclaves espagnoles » ! Pourtant, selon Rabat, il n’y a que 25 000 sans-papiers sur l’ensemble de son territoire… Les personnes survivant dans les bois autour des enclaves se comptent en centaines, pas plus. Accusé de laxisme dans son labeur de sous-traitant de la répression frontalière, le Maroc assure avoir fait diminuer de 95 % les départs de pateras3 vers les côtes andalouses. Si en 2006 – après les premiers sauts collectifs –, 31 678 « illégaux » ont accosté sur les îles Canaries, il n’y en aurait plus aujourd’hui, selon l’agence Frontex. Ce qui explique la recrudescence des assauts sur Ceuta et Melilla, bien que Bruxelles minimise l’état d’urgence décrété par Madrid. Le détroit de Gibraltar est loin d’être redevenu le maillon faible qu’il a été. Les îles italiennes et la frontière turco-grecque restent des points beaucoup plus sensibles.

Par Yohanne Lamoulère.

Depuis le 6 février, on a quand même compté quatre passages en force sur la frontière de Melilla. Celui du vendredi 28 mars a permis l’entrée de 214 clandestins, un record depuis 2005. Torse nu et levant leurs mains ensanglantées pour montrer qu’ils sont désarmés4, ils ont couru dans les rues de la localité espagnole jusqu’au Centre d’accueil temporaire pour immigrés. D’une capacité d’accueil de 472 places, ce centre héberge aujourd’hui plus de 1 300 pensionnaires. « Depuis quelques jours, il n’y a plus d’expulsions “à chaud”, pratique illégale5 , mais usuelle par ici », témoigne José Palazón, de l’ONG Prodein. Le gouvernement espagnol nie toute grève du zèle, mais un représentant syndical de la Guardia civil évoque un « découragement croissant des agents »…

On brandit une augmentation de 113 % des « entrées irrégulières » en 2013, sans préciser qu’entre 2005 et 2011, les deux enclaves étaient devenues des voies sans issue, où les rares clandestins réussissant à pénétrer, le plus souvent par la mer, moisissaient en rétention pendant des années. Les 2 et 3 mars, deux zodiacs ont atteint les plages de Melilla, avec à bord 32 et 17 passagers sans visa, malgré des vents de force 8 balayant le détroit. Au même moment, à Ceuta, quatre jeunes Africains ont été interceptés par les gardes marocains à quelques brasses de la plage espagnole de Benzú. Lundi 3 mars au matin, la presse rapporte qu’un sans-papiers a été découvert par les douaniers dans la valise d’un voyageur. Dans la nuit du 3 au 4 mars, près de mille Subsahariens ont tenté leur chance sur divers points de la frontière de Ceuta, sans succès. Certains murmurent déjà que le gouvernement espagnol, en proie à une avalanche de scandales politico-financiers, cherche à focaliser son opinion publique sur le « péril clandestin » et, au passage, mettre la commission européenne sous pression. Madrid réclame 45 millions à Bruxelles pour renforcer la frontière et a envoyé dix-huit agents anti-émeutes de plus à Melilla. De son côté, le Maroc a dépéché deux généraux pour superviser l’action de la gendarmerie aux abords des deux enclaves. Les victimes de cette partie d’échecs à trois bandes sont les migrants, qui subissent des raids incessants – bivouacs mis à sac, bastonnades et interpellations, interdiction de la zone aux journalistes… Abbas, un jeune Gabonais dont le frère est mort noyé le 6 février, a parcouru les quatre cents kilomètres qui séparent Ceuta de Melilla pour tenter sa chance. Il a échoué lors de l’assaut collectif lancé à l’aube du lundi 24 février et en garde une balafre qui lui barre le visage du front jusque sous l’œil gauche. « Le lendemain, j’ai été pris dans une rafle des Alis6 et ils m’ont cassé le bras. » Il dit sa colère et sa détermination : « Je ne suis pas venu jusqu’aux portes de l’Europe pour finir en cadavre ! »

Par Yohanne Lamoulère.

Le 19 février, l’Association andalouse de défense des droits de l’homme – en collaboration avec Migreurop – a présenté son rapport annuel. En 2013, 5 750 clandestins auraient réussi à entrer par Ceuta, Melilla ou la côte de Cadix, et 574 depuis le début 2014. Ce qui ne représente que 5 % du total des entrées irrégulières dans l’espace Schengen. Le même rapport recense 130 morts autour du détroit de Gibraltar. Moins qu’en 2012 – 225 –, « sans doute à cause de la sophistication du contrôle frontalier, qui repousse toujours plus loin les routes clandestines et les risques encourus – 92 morts ont été répertoriés dans le désert nigérien pendant la même période  ». En septembre 2007, deux ans après le premier soulèvement clandestin autour de Ceuta et Melilla7, Franco Frattini, commissaire européen à la Justice, à la Liberté et à la Sécurité, déclarait que « dans les deux décennies à venir, l’Europe [aurait] besoin de vingt millions d’immigrés en plus  ». Morts ou vifs ?

Crédit Photo

Ces photos sont extraites du travail intitulé La Roue, un voyage réalisé entre 2003 et 2005 par Yohanne Lamoulère au cœur de différentes zones de production de fruits et légumes en Europe. La Roue, ou la noria des saisonniers agricoles, textes de Patrick Herman, éditions Khiasma, 2007.


1 Agence européenne de gestion des frontières extérieures.

2 Chiffre alarmiste visant à minimiser le caractère odieux de l’action policière. Ce coup de main du quotidien de gauche à un gouvernement de droite aux abois est troublant : en 2005, El País faisait déjà sa une avec le même chiffre dix jours après les premiers assauts collectifs…

3 Embarcations transportant des clandestins à travers le détroit de Gibraltar.

4 Pour justifier sa propre brutalité, le ministère de l’Intérieur parle d’assauts violents.

5 Pratique qui consiste à refouler l’intrus vers le pays voisin sans même examiner son cas.

6 Sobriquet par lequel les clandestins désignent les auxilaires de gendarmerie marocains.

7 Voir Mahmoud Traoré et Bruno Le Dantec, Dem ak xabaar, Partir et raconter, Récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe, Lignes, 2012.

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Paru dans CQFD n°120 (mars 2014)
Dans la rubrique Le dossier

Par Nicolas Arraitz
Illustré par Yohanne Lamoulère

Mis en ligne le 15.05.2014