Dans mon salon

Milipol : Ça pue la mort

Chaque mois, la chronique « Dans mon salon » plonge dans l’univers des parcs d’exposition, sondant les méandres de la société marchande. Pour cet épisode spécial, on traverse Milipol, salon international de la sécurité intérieure des États, et on parle business de la répression.

Milipol existe depuis 1984 (tiens tiens...). Ce rassemblement de vieux gars qui s’acharnent à défoncer des tronches à travers le monde, poliment nommé « salon international de la sécurité intérieure des États », se déroule tous les deux ans au parc des expositions de Paris Nord Villepinte. Yann Jounot (président de l’événement, nabab du secteur et ancien préfet des Hauts de Seine) se félicite ainsi de l’édition 2023 qui présente une « hausse de participation de 40 % par rapport à 2021 », et rappelle que « le marché mondial de la sécurité a enregistré une croissance de 4,5 % en 2022 ».

Rejoignons la fête, me dis-je en ce gris mois de novembre. Problème : elle est réservée aux pros de la sécurité. Stratégie : me diriger vers le seul mec de l’accueil, jouer la provinciale égarée et forcer mon accent du Sud afin de conférer à mon interlocuteur un sentiment de supériorité intellectuelle suscitant un désir de charité. Bingo. Munie d’un badge « invité », je m’incruste parmi les leaders mondiaux de la sécurité. Alors que je me rêve en Charlie Chaplin au féminin, bernant l’autorité par des tours de passe-passe, mes fantasmes en noir et blanc sont rattrapés par une hideuse réalité toute en couleurs : bleu marine et kaki.

Ils testent leurs « outils », concentrés comme face à des pissotières

Hormis les hôtesses d’accueil, on ne croise quasiment que des hommes dans le salon. Alignés devant des stands de flingues, ils testent leurs « outils », concentrés comme face à des pissotières. Avançant dans leurs dos avec l’impression d’assister à un spectacle impudique, partagée entre le dégoût qu’ils m’inspirent et les chocottes qu’ils me flanquent, je repère une cible facile : deux adolescents boutonneux. Mettant de côté le spectre des tueries de Colombine en 1999, je les interpelle. Ils lâchent leurs fusils et baissent les yeux, comme surpris en pleine branlette. Dépassé le moment de gêne, Clément et Hugo racontent être étudiants dans une école d’armurerie à Liège. D’où leur est venue la passion des armes ? « Mon père est gendarme », répond le premier. « Le mien est chasseur », répond le second.

« Ils sont là pour nous protéger, il faut bien qu’on les habille ! »

Alors que je flâne au rayon fringues, je ne tarde pas à rencontrer, ô surprise, une femme. Communicante pour la société italienne Grassi, elle explique que les vêtements techniques exposés sont confectionnés « dans le respect des personnes, du territoire et de l’environnement ». La preuve, sa boîte met en place vergers, bus et crèches pour les employés d’usines délocalisées en Roumanie. Quand j’évoque le fait que Grassi habille des militaires et pose la question du « respect » dans la guerre, ma copine se ferme : « Ils sont là pour nous protéger, il faut bien qu’on les habille ! »

Plus tard, je papote avec le représentant d’une entreprise finlandaise qui vend des tenues rembourrées pour l’entraînement aux techniques anti-émeutes. Comme il complimente mon sourire, je me sens en confiance et lui demande si je peux commander une de ses tenues pour usage personnel. Il me parle de ses filles « féministes », inscrites dans des clubs d’autodéfense. Par le biais d’un de ces clubs, dit-il, je pourrais sans problème obtenir une armure. Honnête, je me confie : « Mon hobby, c’est les manifs ; j’ai pas peur dans la rue, sauf quand y a des flics. » Sugar Daddy me transperce du regard.

Autre tentative d’achat au stand de Semper Invicta, présentant des produits « anti-agression » chics, sobres, et destinés à des personnalités VIP. Pourquoi pas moi ? 15 000 euros pour un Parapactum… J’ai pas les moyens. Dommage, je kiffais ce parapluie pare-balles, « issu du savoir-faire de la manufacture de parapluies de Cherbourg ». C’est aussi le titre d’un film antimilitariste, dis-je à l’exposant. Je sens bien qu’il a pas la réf. Mary Poppins peut-être ? Les révoltes de Hong Kong ? La piquouse des services secrets bulgares ? Tant pis, je poursuis mon chemin et tente une dernière connexion avec une employée de la manufacture Regain. « La maille, notre métier », c’est un peu osé comme slogan, non ? Elle comprend pas ; j’explicite : «  l’argent  », « la maille », « tout pour la thune » ? Elle se vexe. Décidément, j’ai pas la cote.

Changeons de décor. Le salon organise un cycle de conférences autour des JO. Maintenant que je m’y connais en « confection », je suis sensible aux broderies ornant les costumes des orateurs : le préfet Serge Boulanger et Christophe Abad, général de corps d’armée, se passent le micro, annonçant la mobilisation de 30 000 policiers et 17 000 agents de sécurité privés à Paris, ainsi que la transformation de la Foire du Trône en campement militaire.

Devant la zone des entreprises israéliennes, je bloque devant le nom du pays en lettres peintes aux couleurs arc-en-ciel. J’aurais aimé causer pinkwashing1, mais des flics attirent mon attention. Je les prends en filature et, singeant leur jargon, je note : « 14 h 08. Observons un groupe d’hommes de type caucasien aux déplacements suspects, vêtus de bleu et armés. L’un d’eux, crâne rasé et barbe au carré, parle plus fort que les autres. L’identifions comme le leader de la bande. 14 h 15. Suivons les individus qui s’éloignent à vive allure, jambes arquées et en rang par deux. 14 h 20. Assistons au rassemblement d’une centaine d’individus de ce type, formant bientôt une sorte d’escargot à la manière d’un ballet sur le parvis. 14 h 45. Identifions leur cible : il s’agit de 10 activistes aux mains peintes en rouge et portant une banderole “Stop Arming Israël”. » Bon. J’avais repéré l’appel à manifester sur Paris-luttes.info et suis un peu déçue du nombre de participants. Mais l’action, mobilisant un nombre de flics improbable, révèle le non-sens des politiques sécuritaires : des dépenses excessives face à une menace inexistante.

De retour dans le salon, je fais l’inventaire des mannequins incarnant la police sous toutes ses formes. Aux frontières, en prison, en camion, à moto, en canot, en jet ski. Il y a même un « CRS plongeur »… Dans quel contexte peut-on le croiser ?! J’aperçois alors un « vrai » flic de la BRI (Brigade de recherche et d’intervention) et me faufile dans un groupe venu l’écouter, quand je réalise que le type à ma droite n’est autre que Jordan Bardella. Argh ! Au micro de Cnews, il déclare : « La classe politique française s’honorerait à défendre ceux qui portent l’uniforme.  » N’est-ce pas déjà le cas ? Il est 17 h, j’en ai ras le bol, j’erre à proximité du stand de Thalès. Sous des néons, éclairés d’un blanc immaculé, des types en costards trinquent au champagne. J’observe ces êtres à distance de tout, payés pour bousiller des vies par écrans interposés, qui dévoilent à travers leur gestuelle un fort sentiment de toute-puissance. Deux anciens amis se recontrent devant moi : « Qu’est-ce que tu fais là ? » dis le premier, et l’autre de répondre : « Ben tu vois ! Je suis devenu marchand de tapis ! » Si seulement…

Par Pauline Laplace

1 Le pinkwashing consiste, pour une entreprise (ou, en l’occurrence, un État), à utiliser et s’approprier les combats menés par les communautés LGBTQIA+ pour redorer son image.

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