Mines antipersonnel en Algérie
Merci colon !
Quel bruit ça fait, une mine, quand ça explose ? Kada Reyreyene ne s’en souvient pas. Mais il se rappelle très bien que pendant vingt ans, il a eu deux jambes. Jusqu’à ce jour maudit de 1962, quelques mois après l’indépendance. C’était sur une route, près de la frontière marocaine. Kada, jeune paysan, marchait tout simplement ; ce fut la déflagration. « Je me suis évanoui. Ce n’est que le lendemain que je me suis réveillé, en me découvrant avec une jambe en moins. Et ligoté, pour que je ne bouge pas. » Ensuite, Kada a passé trois mois à l’hôpital de Tlemcen, où il a été soigné par un médecin français.
Le soldat qui avait posé la mine, c’était aussi un Français. Pendant la guerre d’indépendance, l’armée coloniale a disséminé près de onze millions de ces engins de mort. Un peu partout en Algérie, mais essentiellement le long des frontières du pays.
Cette histoire-là commence en 1956, deux ans après le début de l’insurrection. Le Maroc et la Tunisie deviennent indépendants : les guérilleros algériens en font une base arrière. À l’abri des frontières, ils se replient, ils se forment au combat, ils importent des armes. Et les acheminent vers l’intérieur du pays, où l’équipement des maquisards s’améliore : « Le fusil de guerre remplace petit à petit le fusil de chasse ; les explosifs et pétards de fortune se transforment en dynamite, s’inquiète-t-on côté français. Il faut donc surveiller les frontières terrestres afin d’en interdire, sinon d’en limiter, les passages. »
Comment faire ? La réponse sera colossale : à chaque frontière, sur des centaines de kilomètres, de la mer au désert, on établira d’impressionnants barrages [lire l’encadré ci-dessous]. Barbelés, haies électriques à 5 000 volts, projecteurs, patrouilles de jour comme de nuit, artillerie, hélicoptères de combat… Sans oublier les champs de mines, qui hanteront longtemps les indépendantistes essayant de les franchir : « Il y avait cette fatalité qui pouvait attribuer votre mort à votre propre action. C’était votre pied qui déclenchait le désastre et non quelques ennemis tapis dans le noir », écrira le guérillero Amar Boudjellal, décrivant les mines comme « un poison » qui pouvait « devenir une idée fixe ».
Militairement parlant, les barrages sont un succès pour les Français. Les franchissements diminuent. De nombreux combattants algériens sont bloqués à l’extérieur du pays ; ceux de l’intérieur, mal ravitaillés, sont exsangues. Mais les guerres ne se gagnent pas que sur le champ de bataille. Elles se perdent aussi sur les plans politique et diplomatique. En juillet 1962, l’Algérie est indépendante.
Le territoire du pays est immense, mais des dizaines de milliers d’hectares sont pollués par les mines. Les paysans ne peuvent pas travailler la terre, et les accidents se multiplient. En décembre 1962, un journaliste du Monde se rend à la frontière tunisienne : « Depuis le mois de juin, près de trois cents réfugiés ont été hospitalisés à Souk-Ahras pour subir une amputation, après avoir sauté sur une mine. Les uns ont perdu une jambe, les autres un pied ou un bras, d’autres encore ont reçu des éclats dans les yeux et sont devenus aveugles. »
Il faut déminer. Avec l’appui de spécialistes étrangers, notamment soviétiques, le travail commence. De 1963 à 1988, près de 8 millions de mines sont retirées. Pendant la décennie noire1, ces opérations s’arrêtent. Pire : l’armée algérienne et les groupes islamistes armés posent de nouveaux explosifs. Le déminage ne reprend qu’en 2004 ; son achèvement officiel est finalement annoncé en janvier dernier. Au total, près de neuf millions de mines ont été mises hors d’état de nuire.
Les choses seraient sans doute allées plus vite si la France avait remis à l’Algérie l’intégralité des plans des zones piégées dès 1962… Mais pour faire ce geste, l’état major hexagonal a attendu… 2007. Quarante-cinq ans après l’indépendance, il était trop tard pour que cela serve vraiment à quelque chose. Car avec le temps, les mines bougent. L’érosion, le ruissellement des eaux les déplacent. « Un ou deux ans après leur mise en place, elles ne sont plus à l’endroit où vous les aviez mises, écrit Amar Boudjellal, qui travailla au déminage de la frontière ouest. Dix ans après, elles en sont à un ou plusieurs mètres : vingt ans après, nul ne peut prétendre qu’elles sont ici ou là. »
Depuis 1962, plus de 7 000 victimes de mines ont été officiellement répertoriées en Algérie. Selon le dernier rapport de l’ICBL, un collectif international d’ONG pour l’interdiction des mines antipersonnel, 3 315 personnes ont perdu la vie, 3 775 ont été mutilées.
Autant de trajectoires brisées : « Moi, j’étais comme un arbre qui grandissait et d’un seul coup, une branche de cet arbre a été coupée », dit Kada Reyreyene. « Les victimes continuent à faire des cauchemars de la scène, à être envahies par des émotions », confiait il y a quelques années la psychologue Nalia Hamiche au journal El Watan. « Le traumatisme est bien présent et se décline sous différentes formes. Souvent […] des décompensations psychiques (dépression, mélancolie, tentatives de suicide) et/ou des décompensations somatiques (hypertension artérielle, diabète, psoriasis). »
Et puis, il y a ce sentiment d’injustice : « Moi, j’étais un civil. Nous, les victimes, nous sommes des civils, reprend Kada Reyreyene. Nous n’avons pas pris les fusils pour combattre la France ; nous n’avons rien demandé, ni à la France, ni à l’Algérie […]. Il y a eu la guerre, mais je ne l’ai pas faite ; après l’indépendance, j’ai été victime des mines antipersonnel. Je me sens comme floué. Je demande à la France de nous aider2, de nous donner nos droits, parce que nous sommes des victimes de la France. De la guerre de la France. »
Une guerre qui, même terminée depuis 55 ans, n’a pas fini de générer des drames. Certes, avec le temps et l’avancée du déminage, les accidents se sont faits de moins en moins nombreux. Officiellement, le nettoyage des frontières algériennes est terminé. Mais moult mines françaises sont toujours enfouies dans le sous-sol de plusieurs régions du pays, prêtes à mutiler. On en retrouve encore de temps en temps…
Le dernier accident mortel imputable à une mine de la période coloniale remonte à 2011. Sa victime est, pour l’instant, l’ultime mort de la guerre d’Algérie. Il habitait à Zribet-El-Oued, près de Biskra, et s’appelait Riad Tamersit. C’était un minot de 10 ans.
Monsieur Morice et les « jardins de l’enfer »
Maurice Challe fut commandant en chef des forces armées française en Algérie de 1958 à 1960. En 1961, il participa au fameux « putsch des généraux », qui tenta de renverser le président Charles de Gaulle. Futur maire de Nantes, André Morice était, lui, ministre de la Défense en 1957. Il dirigeait par ailleurs l’Entreprise nantaise de travaux publics et paysagers, qui fut soupçonnée par une partie de la presse de l’époque de chercher à s’enrichir avec la construction des barrages électrifiés. En France, pendant la Seconde Guerre mondiale, cette même société avait participé à l’édification du Mur de l’Atlantique, commandité par l’occupant nazi pour prévenir un éventuel débarquement allié. André Morice a toujours nié toute responsabilité.
Ce sujet a également fait l’objet d’un documentaire radiophonique, « Ces mines antipersonnel françaises qui explosent encore en Algérie », disponible à l’écoute sur le site de Radio Grenouille.
1 On appelle « décennie noire » la guerre civile algérienne, qui opposa de décembre 1991 à février 2002 le gouvernement à divers groupes islamistes.
2 Le ministère français des Affaires étrangères dit avoir « cofinancé un projet d’assistance aux victimes de l’ONG Handicap International sur la période 2009-2012 », incluant plusieurs pays, dont l’Algérie. Mais il n’y a jamais eu de dédommagement : la (maigre) pension que perçoivent une partie des victimes algériennes des mines leur est versée par l’État algérien.
Cet article a été publié dans
CQFD n°159 (novembre 2017)
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Paru dans CQFD n°159 (novembre 2017)
Par
Illustré par Jeremy Boulard Le Fur
Mis en ligne le 20.11.2017
Dans CQFD n°159 (novembre 2017)
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24 novembre 2017, 00:31, par J.
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