Lounapo et Primitivi en Tunisie

Méditerranée : d’une rive à l’autre, faire la nique à la mort

21 mars. Sous une neige aussi abondante qu’inattendue, l’Albatros II largue les amarres et quitte le Vieux-Port de Marseille, direction la Tunisie. L’association Lounapo1 prend le large, invitée par des membres tunisiens du réseau Alarmphone2 pour animer des ateliers de sécurité en mer. En voici un journal de bord écrit et dessiné.
Par Benoît Guillaume.

L’idée est simple : transmettre des connaissances maritimes et météorologiques, dans l’espoir de rendre les tentatives de traversée de la Méditerranée moins périlleuses. Primitivi, collectif de documentaristes, s’est associé à Lounapo dans cette aventure : deux de ses membres embarquent pour réaliser un film.

Au total, pendant près de deux mois, une vingtaine de personnes se relaient sur l’Albatros II, expérimentant la vie commune dans un espace mouvant et restreint – pas tous en même temps, heureusement ! Les premiers jours, c’est un équipage de huit marin.e.s plus ou moins aguerri.e.s qui affronte une houle venant chatouiller le fond des tripes. Avaries, manœuvres et coups de barre se succèdent au long des deux semaines que dure la traversée vers la Tunisie.

À Zarzis, les pêcheurs en première ligne

L’été dernier, Génération identitaire et ses homologues fachos européens avaient affrété un navire, avec pour objectif d’empêcher les actions de sauvetage des migrant.e.s. Mais après quelques ronds dans l’eau, de multiples rebondissements et une grosse avarie, le C-Star et ses passagers étaient rapidement devenus la risée du bassin méditerranéen. En Grèce comme en Tunisie, on se mobilisait pour les empêcher d’accoster. À Zarzis, les pêcheurs leur ont interdit l’accès au port, les privant ainsi de ravitaillement et des réparations nécessaires. Le C-Star avait alors dérivé lamentablement, perdant plusieurs semaines, avant que les identitaires ne se décident à quitter le navire, en abandonnant l’équipage sans vivres ni moteur en pleine mer… Ce sont ces mêmes pêcheurs de Zarzis qui forment le comité d’accueil attendant l’Albatros II à son arrivée au port. Pour le petit voilier, ils trouvent une place entre deux chalutiers. Et pour les arrivants, quelques sardines à griller : l’hospitalité, en Tunisie, ça ne rigole pas.

Tout au sud de la côte tunisienne, la ville de Zarzis se trouve à quelque 80 kilomètres de la frontière avec la Libye : un point chaud sur la carte des routes migratoires. C’est tout près d’ici que des embarcations de fortune prennent régulièrement la mer pour tenter de rejoindre Lampedusa ou la Sicile. Trop souvent, c’est aussi sur cette côte que les noyés s’échouent, poussés par le vent ou les courants marins. Les pêcheurs sont en première ligne : régulièrement, ils sauvent de la noyade les passagers de bateaux pneumatiques surchargés. Il arrive aussi qu’il soit trop tard et qu’il n’y ait que des corps à rapatrier. «  Ça fait quinze ans que ça dure, raconte Chamseddine Bourassine, président de l’Association des marins-pêcheurs. Nous nous sommes donc organisés pour former au sauvetage tous les pêcheurs de l’association – plus de mille personnes, tous âges confondus. »

Chamseddine est un type stoïque, qui s’emporte parfois, mais reste d’un calme froid lorsqu’il évoque les lacunes de l’État tunisien : « Nous avons le sentiment de faire le travail des garde-côtes, explique-t-il. Voir des morts, sauver des femmes enceintes, trouver des bébés morts, ce n’est pas notre travail. On a tendu la main pour sauver des vies... Mais personne ne s’est inquiété de savoir comment on le vivait. » Certains de ses collègues s’énervent plus franchement à l’évocation des milices libyennes, qui profitent du chaos actuel pour faire leur beurre sur le trafic d’êtres humains. Et qui, à l’occasion, sortent les armes, menacent, kidnappent les pêcheurs tunisiens lors de leurs opérations de sauvetage et confisquent leurs bateaux, rendus ensuite contre rançon.

La petite pêche, en Tunisie comme partout, souffre de la concurrence des bateaux-usines et des frontières de pêche internationales, qui bougent toujours à leur désavantage. Depuis la fin des années 2000, les artisans tunisiens ont ainsi vu leurs zones de pêche se réduire comme peau de chagrin. La Libye voisine est hautement instable, des garde-côtes corrompus ou obéissant à des factions mal identifiées contrôlent de façon agressive une zone qui s’étend bien au-delà des eaux territoriales du pays.

En 2016, six chalutiers sont saisis et 69 marins tunisiens emprisonnés à Tripoli. Après leur libération, les pêcheurs de Zarzis s’arrêtent de travailler pendant 21 jours. Port bloqué, ils pressent le gouvernement d’intervenir en leur faveur. Rien n’a changé depuis. Entre la pression libyenne et une économie mal en point, la situation est inextricable. Impossible, alors, d’en vouloir aux jeunes qui désertent la région et préfèrent tenter leur chance en Europe.

Brûler les frontières

Le lendemain de notre arrivée à Zarzis, nous participons à une manifestation. Plusieurs bateaux de pêches, accompagnés de l’Albatros II, bloquent le port. On hisse la voile-banderole, les slogans contre la fermeture des frontières et la criminalisation des migrant.e.s fusent d’une embarcation à l’autre. « La Méditerranée est devenue un cimetière pour la jeunesse de nos pays, s’émeut Hassane, militant marocain. La première responsable, c’est la politique discriminatoire de l’Union européenne en termes de liberté de circulation. La situation que l’on vit aujourd’hui est catastrophique. Ce n’est pas normal de voir mourir des enfants de moins de vingt ans partis pour découvrir le monde.. »

Ici, partir signifie littéralement mettre le feu, se mettre le feu. Harraga. Brûleur de frontières. C’est comme cela qu’on nomme celui ou celle qui tente la traversée. Tu pars car tu n’as plus rien à perdre : sans avenir, tu es déjà mort. Et de toutes les façons, partir c’est aussi mourir un peu.

En 2017, au moins 3 119 personnes ont trouvé la mort en Méditerranée, dont une bonne partie dans la zone qui se trouve au large de la Libye et de la Tunisie. Et si le nombre de tentatives semble quelque peu diminuer, la dangerosité de la traversée augmente, elle, de manière alarmante. Au mois de juin, Matteo Salvini, nouveau ministre de l’Intérieur et leader de la Ligue du Nord, décrète la fermeture des ports italiens aux bateaux transportant des personnes secourues en mer. Depuis, la situation s’est encore aggravée. Ce sont plus de 600 personnes qui ont trouvé la mort les semaines suivantes, soit près de la moitié des décès recensés depuis le début de l’année.

Ateliers de sécurité en mer

C’est dans ce contexte que nous sommes invités à animer des ateliers autour du thème de la sécurité en mer. En premier lieu, nous cherchons à rassembler et diffuser des informations utiles, afin que les traversées se déroulent dans les meilleures conditions possibles. Nous ne sommes pas spécialistes de ce genre de question, mais nous souhaitons confronter notre modeste expérience de la mer à celle des autres participants : candidat.e.s au départ, proches, militant.e.s, pêcheurs.

Par Benoît Guillaume.

Au cours de deux sessions, qui ont lieu à Zarzis puis à Tunis, on discute des affaires personnelles et des vivres à emporter, de l’équipement idéal à réunir pour le bateau. On essaie aussi de transmettre des informations à propos de la navigation et de l’analyse des conditions météorologiques. Des discussions se tiennent sur la façon de gérer les situations délicates, amplifiées en situation de traversée précaire : mal de mer, angoisse ou panique, besoins naturels, personne à la mer… Ces échanges nous permettront de fabriquer une petite brochure, afin que les informations circulent le plus largement possible.

En préparant collectivement ces ateliers en amont du projet, nous avions tenté d’anticiper les réalités matérielles de celles et ceux qui traversent. Mais en les confrontant à chaque circonstance particulière, nous réalisons que nous étions bien loin du compte. Les départs depuis les côtes tunisiennes ou libyennes se font selon des modalités très différentes suivant les personnes, leur lieu d’embarquement et leurs moyens financiers. Certaines ont la possibilité de payer le prix fort pour partir à quelques-uns sur des bateaux rapides, équipés de puissants moteurs. D’autres s’entassent à 150 ou 200 sur de gros bateaux en bois ou, dans le pire des cas, sur de longs Zodiacs de mauvaise qualité qui rendent la traversée extrêmement dangereuse.

Des personnes parviennent à réunir du matériel pour le bateau, comme une VHF (radio haute fréquence) ou un téléphone satellite, tandis que d’autres ne partent qu’avec une bouteille d’eau ou un briquet. Pour se donner du courage, beaucoup de jeunes fument des joints ou boivent de l’alcool avant d’embarquer, fragilisant un peu plus des conditions de navigation déjà hasardeuses. Ceux qui échouent mais en réchappent ne sont pas sortis d’affaire pour autant. Poursuivis par la justice tunisienne, ils s’exposent à de lourdes amendes et à des peines de prison. Ces dernières années, la police guette : le seul fait de se déplacer avec un gilet de sauvetage peut rendre suspect et justifier des contrôles.

Le cimetière des inconnus

On l’a dit, Zarzis n’est qu’à quelques dizaines de miles de la frontière libyenne, zone de départs sous tension, et les courants du golfe amènent régulièrement sur les rives tunisiennes bateaux, vêtements et cadavres, par centaines chaque année. En 2014, 17 000 migrants au bas mot auraient disparu en mer. En Sicile, en Tunisie et au Maroc, de rares bonnes volontés récupèrent leurs corps et les enterrent dans des cimetières invisibles, loin des villes.

Parmi eux, Chamseddine Marzoug se bat depuis 2011 pour offrir une sépulture décente aux personnes noyées. « C’est un travail qui doit être fait et je suis le seul qui enterre ici, explique-t-il. C’est dur, mais il ne faut pas lâcher.  » Devant nous, au milieu d’une ancienne déchetterie à ciel ouvert, s’étend le cimetière des inconnus. Des centaines de tombes, fleuries et anonymes, accueillent les corps repêchés en mer ou échoués sur le rivage. «  Ce sont des gens comme nous, il faut les respecter. Ce n’est pas un crime de vouloir une vie meilleure. » S’il s’agit d’offrir un peu de dignité et une sépulture décente à des victimes de la fermeture des frontières, Chamseddine voit aussi dans ce cimetière un lieu de mémoire.

Au-dessus d’une tombe, une épitaphe : Rose-Marie est la seule à avoir retrouvé un nom. Ses proches ont été émus de se recueillir sur une sépulture individuelle, un « luxe » refusé aux migrants décédés, souvent entassés dans des fosses communes. Redonner un peu d’humanité à celles et ceux qui ont perdu la vie, «  c’est notre responsabilité à tous, il faut qu’on bouge ». À part le Croissant rouge, qui intervient pour repêcher les corps quand on les lui signale, aucune instance internationale ne répond aux appels. En avril, l’euro-députée Marie-Christine Vergiat a invité Chamseddine Marzoug à s’exprimer devant le Parlement européen à Strasbourg. Comme une bouteille jetée à la mer...

À Tunis, théâtre-forum

Une semaine après les ateliers de sécurité en mer, nous arrivons à Tunis. Dans une gare routière adossée à un grand cimetière, le temps d’un café, nous échangeons avec des militants rencontrés à Zarzis. Comédiens du théâtre de l’Opprimé, ils ont travaillé ensemble, Tunisiens, harragas et Subsahariens, à mettre en scène des histoires de migrants qu’ils présentent en pleine rue. Par la pratique du théâtre-forum, accessible à tous et qui fait appel à la participation du public, ils abordent des thèmes sociaux et politiques tels que le suicide chez les jeunes, la pauvreté, l’égalité des sexes, le racisme, les conflits intergénérationnels, mais aussi la question harraga et les morts en mer.

Jamel, comédien professionnel qui encadre le groupe, se questionne : « J’ai voulu connaître les oppressions qui les mènent à cette fin merdique, qu’ils choisissent de plein gré… Racontons l’histoire ou la fable ou le scénario qui mène à cette fin indésirable. Il faut que ce soit des histoires vraies des participants, des citoyens qui ont vécu ces trucs-là.  » Les jeunes qui s’engagent, issus des classes populaires ou migrants subsahariens, n’ont à la base aucune notion de la scène, de la théâtralité, mais ils sentent qu’ils parlent d’eux-mêmes, de leurs amis, racontant celui qui a tenté plusieurs départs risqués pour l’Europe et qui s’en est sorti vivant mais meurtri, celui qui n’a pas trouvé de travail depuis qu’il est adulte, celle qui a perdu son fils en mer.

Solidarité subsaharienne
Par Benoît Guillaume.

Dans la troupe, de jeunes Subsahariens parlent de leurs expériences. Ils habitent ensemble en coloc dans différents quartiers de Tunis et y développent des systèmes de débrouille et de solidarité. Certains sont étudiants, d’autres font des gâches pour survivre ou travaillent chez des Tunisiens aisés comme employés de maison. Toutes et tous portent des histoires complexes et douloureuses, encore imprégnées de la poussière et des embruns de leur route à travers le désert ou la mer, et vivent courageusement dans des conditions très précaires.

Depuis la révolution tunisienne, des progrès ont été faits au niveau de l’accueil et de leurs droits, mais l’instabilité du pays laisse un vide juridique que tentent de combler quelques ONG internationales et des associations politiques locales. Là-bas, comme ici, délit de solidarité oblige, il est illégal d’apporter de l’aide à ces populations en souffrance. Et quelle que soit leur situation, ces étrangers restent tous redevables de « pénalités » de séjour à payer à l’État tunisien : environ 80 dinars par mois. Ces conditions ne leurs permettant pas de quitter le territoire, les pénalités s’accumulent et les sommes deviennent vite impossibles à régler. Le salaire minimum en Tunisie est de 300 dinars (environ 140 €), mais les petits boulots mal payés atteignent rarement ces minima.

Certains s’organisent en montant des associations de défense ou de promotion des droits des Africains subsahariens. D’autres essaient d’inventer des espaces d’échange avec les Tunisiens pour questionner le rejet et le racisme. Courant avril, juste après le départ de l’Albatros II, les étudiants subsahariens et leurs soutiens locaux ont manifesté pour la suppression de ces taxes iniques, inspirées par les accords réglementant la fermeture des frontières, et ils ont obtenu gain de cause avec l’annulation des pénalités accumulées. Mais tous les autres – celles et ceux qui ne sont pas étudiants – restent encore soumis à ce régime. Ont-ils des projets ? Quand les uns espèrent revoir leur famille, les autres rêvent de l’Eldorado européen, celui qui se raconte et se propage de bouche en bouche et sur les écrans. Mais quelques-uns rêvent plutôt d’une Afrique unie, autonome, enfin prospère et en paix, où tous pourraient vivre et se déplacer librement.

Bastien, Benoît, Chiraz, Lisa, Matthieu, Mathilde, Romain et Samuel – membres de Lounapo et Primitivi

Ça bouge encore et toujours

La couverture du n°168 de « CQFD », illustrée par Vincent Croguennec.

Trois mois après le retour de l’Albatros II, la situation continue de se dégrader en Méditerranée. En juillet, l’équipage du Sarost 5 recueille à son bord 40 personnes qui dérivaient depuis cinq jours sur un bateau pneumatique. Refoulés de France, de Malte et d’Italie, voyant les vivres diminuer et la situation sanitaire se dégrader, le navire de ravitaillement tunisien et ses occupants finissent bloqués au large de Zarzis, la Tunisie refusant également d’accueillir les rescapés.

Sans position claire du Haut-commissariat aux réfugiés, il faudra quinze jours de pression des associations et des ONG pour faire flancher le gouvernement. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : autorisés à débarquer pour des « raisons humanitaires », les migrants à peine descendus à terre apprennent qu’ils vont être déportés illico dans leurs pays d’origine. Aussitôt accueillis, aussitôt expulsés. Face à ces politiques migratoires toujours plus mortifères, il est plus que jamais vital de tisser des liens et jeter des ponts entre les deux rives.


1 Association marseillaise qui s’est donné pour objet «  la création de projets collectifs autour de la mer et de la voile » et porte « des principes égalitaires et des valeurs d’émancipation ».

2 Organisation internationale qui gère une ligne téléphonique d’urgence, joignable 24 heures sur 24, à destination des personnes se retrouvant en situation de détresse pendant une traversée de la Méditerranée.

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