Répression sous les spotlights

Maltraitance des exilé·es : à Calais, l’État se donne en spectacle

Le 11 février dernier, un squat de Calais était expulsé par le Raid, dans une mise en scène quasi théâtrale. Spectaculaire, l’événement n’a pourtant rien d’étonnant : depuis trente ans, les gouvernements successifs reproduisent inlassablement les mêmes démonstrations de force pour mieux masquer la défaillance de l’État quant à l’accueil des personnes exilées.
Illustration de Pirikk

Le 6 février dernier, à Calais, un hommage était rendu aux 347 personnes exilées mortes depuis 1999 à la frontière franco-britannique – et aux disparu·es, non recensé·es. Le lendemain, le collectif Calais logement pour toustes annonçait la réquisition d’une maison inoccupée et d’un immeuble d’habitation vacant de 10 étages, voué à la démolition. Le but : en faire un lieu d’accueil et de protection pour les personnes exilées, qui subissent quotidiennement la violence des forces de l’ordre1.

L’annonce de l’occupation de l’immeuble, situé rue d’Ajaccio, dans le quartier populaire du Fort-Nieulay, déclenche une mobilisation disproportionnée de moyens policiers. Plusieurs compagnies de CRS et de gendarmes mobiles sont envoyées sur place et organisent un véritable siège. Elles entourent l’immeuble, coupent l’eau et l’électricité, empêchent tout ravitaillement, repoussant et gazant soutiens, voisins et enfants qui approchent de la zone. Quant à Me Muriel Ruef, l’avocate d’un des occupants, elle n’est pas informée de la procédure d’expulsion en cours malgré ses relances auprès du tribunal : l’ordonnance est rendue sans respecter le principe du contradictoire2. Le 11 février, le ministre de l’Intérieur sort les grands moyens : le Raid intervient pour rétablir l’ordre et empêcher toute forme de solidarité. Hélicoptère, fusils d’assaut, détonations… un arsenal digne d’une scène de guerre. Pour débusquer de dangereux terroristes ? Non : pour déloger 20 militant·es défendant le droit au logement pour toutes et tous.

« Le problème Sangatte »

À Calais, cette « expulsion-spectacle » n’est pas un événement isolé : la loi interdit de renvoyer dans leurs pays les personnes exilées qui fuient la guerre, une dictature ou encore des persécutions, et depuis trente ans, faute de parvenir à « vider Calais », les gouvernements successifs tentent de sauver la face à travers la mise en scène des expulsions. L’opinion publique peut être rassurée : l’État maintient l’ordre et n’accueille pas – tandis que les personnes exilées font les frais de cette politique mortifère et cynique.

« Les gouvernements successifs tentent de sauver la face à travers la mise en scène des expulsions. »

En 1999, l’édification du camp de Sangatte, situé à quelques kilomètres à l’ouest de Calais, avait déjà pour objectif de concentrer les personnes exilées en un même lieu – manière de les invisibiliser. Durant les trois années d’existence du camp, près de 70 000 personnes y sont comme assignées à résidence. En mai 2002, nouvellement nommé à la tête du ministère de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy met à l’agenda le « problème Sangatte », selon lui « symbole de l’appel d’air » que constituerait une politique migratoire trop « généreuse ». En décembre de la même année, le camp est détruit. La machine à expulser est actionnée : l’Intérieur met sur pied le dispositif Ulysse, qui mobilise plusieurs centaines de policiers chargés de harceler et d’expulser les personnes exilées présentes à Calais. Celles-ci sont envoyées dans divers centres de rétention ou d’hébergement hors du Nord-Pas-de-Calais – pour mieux revenir, dans des conditions toujours plus précaires. Coûteux et inefficace, le dispositif ne répond pas davantage aux objectifs politiques du gouvernement, à savoir la publicisation de sa fermeté.

La comédie de l’ » humanité »

Abandonné en 2007, Ulysse cède la place à des expulsions plus espacées et largement médiatisées. Le 22 septembre 2009, le ministre de l’Immigration Éric Besson se déplace à Calais à l’occasion de la liquidation de la « Jungle » pachtoune. Accompagné d’une centaine de CRS et devant plusieurs dizaines de journalistes et photographes, il déclare : « Nous avons restauré l’État de droit sans violence », tout en précisant avoir agi « avec humanité et délicatesse »3.

En 2015, le gouvernement socialiste reproduit un dispositif analogue à celui du camp de Sangatte avec le centre Jules-Ferry. Un espace sous-dimensionné et insalubre, à proximité duquel se développe un bidonville : la « Grande Jungle ». En parallèle, les forces de l’ordre détruisent systématiquement les espaces de vie situés à Calais, contraignant plus de 10 000 personnes à s’entasser à l’été 2016 dans la Jungle – preuve visible que l’État ne peut empêcher la migration et qu’il refuse d’organiser un accueil décent. Le gouvernement prévoit donc sa destruction, promettant aux journalistes un show dantesque. Un « pôle accueil » est même mis en place à destination de plus de 700 journalistes et technicien·nes et permet l’organisation de visites guidées. Pendant quatre jours, les médias rendent compte de l’expulsion et de la destruction méthodique du bidonville. Pour le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve (qui conduit l’opération), il s’agit d’affirmer la présence d’un État fort : un État qui maîtrise son territoire, mais qui agit avec « humanité ». « Il y avait là une véritable urgence humanitaire, qui nous dictait d’être à la hauteur des valeurs portées par la France4 », affirme alors le ministre, rejouant la partition de Besson.

Donner corps à l’inhospitalité

La destruction du bidonville de Calais débouche immédiatement sur la politique dite « zéro point de fixation ». L’objectif ? Éloigner et invisibiliser les personnes exilées par l’expulsion quotidienne des lieux de vie et en les empêchant d’accéder à la nourriture et aux soins. Encore une preuve d’ » humanité », sans doute.

Mise en place en 2016, cette politique a provoqué une explosion du nombre d’expulsions : de 452 en 2018, elles sont passées à 1 226 en 2021. Ces opérations, reproduites quotidiennement, sont devenues la routine : dès 6 heures du matin, les forces de l’ordre débarquent en nombre, bouclent la zone, expulsent les habitant·es des lieux de vie, avant que les services de la ville, accompagnés d’une entreprise de nettoyage, ne détruisent ces derniers, confisquant au passage les effets personnels des exilé·es. Dans les minutes qui suivent, le camp est reconstitué et tient jusqu’à la nouvelle expulsion, qui survient dans les 48 heures. Malgré cette politique de harcèlement systématique, le nombre de personnes présentes sur le littoral oscille toujours entre 1 000 et 2 500, qui survivent dans des conditions toujours plus précaires.

Pour l’État, il s’agit de « donner un sentiment d’ordre5 », tout en démontrant une « maîtrise [des] flux migratoires ». Ainsi, l’expulsion devient un spectacle, qui nécessite à la fois l’existence de lieux de vie, témoignages visibles des conditions d’existence indignes des exilé·es, et la médiatisation de leur destruction. Selon Lucie T., haute fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, images et vidéos fonctionnent comme autant de « preuves » de l’action de l’État : « Ça participe de la stratégie de l’Intérieur, ça envoie deux messages. » Et de préciser : » Un, l’État agit contre les migrants… c’est cynique, mais c’est moins coûteux politiquement d’agir ainsi que de respecter leurs droits fondamentaux. Deux, ça envoie un signe aux migrants qui seraient tentés de venir à Calais : “Regardez ce qu’il va vous arriver si vous venez  !”6 »

En outre, depuis 1998, plus d’un milliard d’euros ont été dépensés pour protéger la frontière : barbelés, murs bétonnés, caméras infrarouges et thermiques, drones7… Ces dispositifs sécuritaires, dont l’objet est d’entraver les personnes exilées dans leurs déplacements, ne les empêchent pas pour autant de passer. Le message est ainsi toujours le même : l’État agit – tandis que les camps de fortune continuent de donner corps à l’inhospitalité. Lire Calais comme un décor, ce n’est pas nier les violences orchestrées par les gouvernements qui se sont succédé depuis trente ans. Mais au contraire montrer comment cette politique manifeste à la fois la toute-puissance de l’État et son inaction envers les personnes exilées, devenues les otages d’une politique de non-accueil confinant à l’inhumain.

Pierre Bonnevalle
PDF de notre infographie "30 ans de violences d’états à la frontière franco-britannique"
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Cet article a été publié dans

CQFD n°208 (avril 2022)

Dans ce numéro d’avril peu emballé par les isoloirs, un maousse dossier « Crime et résistances » sur la guerre en Ukraine, mais aussi : le bilan écolo pas jojo de Macron, une plongée dans le « théâtre » de la frontière à Calais, le « retour de Jim Crow » aux États-Unis, une « putain de chronique », un aperçu du désastre d’Azincourt, une dissection du cirque électoral, une évocation des canards perdus au pays des cigognes…

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