En Inde, luttes des universités
Les étudiant·es gauchistes payent l’addition
Quand nous étions étudiants à la Jawaharlal Nehru University (JNU), les grèves de la faim étaient récurrentes1. À chaque rentrée, les nouveaux étudiants étaient accueillis par des fêtes de bienvenue, mais l’union syndicale2 s’empressait d’organiser sa propre cérémonie d’accueil : une grève de la faim prolongée [installée sur des tapis à l’entrée du bâtiment de la direction, ndlr]. C’est par ce moyen que nous présentions nos revendications : critères d’admissions conformes aux objectifs sociaux, construction de résidences adaptées, accès aux soins facilités, rémunération décente des travailleurs sur le campus, etc. Alors que nous affrontions la faim, nous ne manquions pas de choses à faire : réfléchir à notre rapport de force face à l’administration, accueillir patiemment les multiples voix issues de la communauté étudiante, chanter des chants de lutte, confectionner des affiches colorées… sans pour autant délaisser nos tâches universitaires, entre les devoirs à rendre et les thèses à écrire.
Parfois, la grève était totalement victorieuse, parfois nous repartions complètement perdants de la table des négociations ! Mais cette manière d’assiéger l’esplanade du « Palace Rose » [L’ensemble des bâtiments du campus est construit en brique, lui donnant un aspect rose-rouge] était un exercice d’apprentissage crucial pour nous, en tant qu’étudiants mais aussi comme citoyens appliquant des principes démocratiques. Les nouveaux venus ne pouvaient donc pas commencer leur année scolaire sans être passés par nos rassemblements !
Les étudiants trouvaient dans cette sorte de « cursus alternatif » une initiation à la pensée critique, l’assurance d’un collectif dévoué se battant avec acharnement pour les droits étudiants, ainsi qu’une vision solidaire de l’engagement, lorsque nous soutenions les professeurs et les employés d’entretien, qui organisaient leurs propres manifestations.
Même les membres de l’administration s’arrangeaient pour que les grévistes de la faim soient suivis régulièrement par des médecins. Ils gardaient un œil sur leur état d’affaiblissement et les faisaient hospitaliser si nécessaire. Ainsi, la direction reconnaissait que ces grèves étaient une forme légitime de militantisme. Elle était loin de criminaliser nos luttes.
Nous savions comme cela coûte (symboliquement) de se battre pour ses droits. Or, sous la férule du régime actuel, la direction de la fac a littéralement fixé un prix. Vingt mille roupies [environ 220 euros]. C’est le coût de l’amende inscrite dans le nouveau « Règlement sur la discipline et la bonne conduit des étudiants », qui criminalise tout notre répertoire politique : l’organisation de dharnas (sit-ins), la conduite de grèves de la faim, la tenue de toute forme de manifestations dans un rayon de 100 mètres autour de tout bâtiment universitaire (y compris celui de la direction). Tout contrevenant s’y voit menacé d’une amende pouvant monter à 20 000 roupies, mais aussi d’une expulsion temporaire ou définitive.
En 2016 et 2017, qui furent des années mouvementées [voir encadré], le Palace Rose avait été converti en ce que nous appelions la « Place de la Liberté » : une salle de classe géante en plein air où des milliers d’étudiants se réunissaient pour entendre des orateurs discourir sur la liberté, le nationalisme ou la démocratie. Ce même Palace Rose est complètement méconnaissable. Désormais entouré de grilles de fer, le parking où nous organisions les grèves de la faim ressemble à une prison. Ces dernières années, ces offensives contre ce qu’avait représenté le campus ont été incessantes : enquêtes de police contre des activistes étudiants ; falsification des quotas d’accès aux plus défavorisés ; violations des règles de recrutements aux postes enseignants ; refus du statut de membre aux syndicats étudiants dans les organes statutaires, et enfin, cerise sur le gâteau : l’interdiction des élections annuelles syndicales étudiantes [voir encadré].
« Vandalisme », c’est ainsi que l’administration nomme désormais nos murs saturés de peintures et de textes politiques – un geste lui aussi réprimé de la même amende. Or, les murs de la JNU ont toujours constitué un espace de dialogue, de respiration, de sensibilité. Ils racontaient des milliers d’histoires d’émancipation, par le pinceau et la peinture. Alors que dans nombre de structures éducatives, les murs sont aseptisés, concédant parfois quelques espaces dédiés aux affiches, ici les murs étaient libres. Des luttes des montagnes Niyamgiri à celles de la Palestine, des droits des travailleurs à l’émancipation des femmes, de Marx à Ambedkar, de Savitribai Phule à Rosa Luxemburg, nos sources d’inspiration couvraient les murs. La droite et l’extrême droite s’adonnaient d’ailleurs au même exercice, couvrant les briques de drapeaux nationalistes !
Ce sont les manifestations, les grèves de la faim, les couleurs sur les murs et les nombreuses voix dissidentes qui nous aident à ne pas devenir ces personnages qui « attendent avec patience et obéissance le maître du spectacle, pour être agités dans un mimétisme de la vie », selon les mots du poète Tagore.
L’université publique JNU est fondée en 1969, avec une mission radicale énoncée par son premier vice-chancelier : créer un centre universitaire interdisciplinaire destiné à résoudre les problèmes intrinsèques de la société indienne, tels que la pauvreté, le développement et la division sociale. Très tôt bastion de la pensée marxiste, professeur·es et étudiant·es y discutent théories révolutionnaires et planification sociale – les penseurs français Sartre, Foucault ou Althusser y ont une belle place.
Dès les années 1970, la JNU fait partie de ces espaces politisés où l’on pense les questions sociales en même temps qu’on vit et qu’on dort ensemble. C’est grâce aux mobilisations étudiantes au cours des décennies suivantes, que les objectifs sociaux de l’université ont été tenus : augmentation du nombre d’inscrit·es, parité régionale dans l’attribution des places, discrimination positive pour les candidat·es issu·es de « castes répertoriées » et « tribus répertoriées » – catégories défavorisées de la société. Ainsi, 40 % d’étudiant·es sont issus de familles à faible et moyen revenu.
Depuis l’arrivée au pouvoir du BJP*, de nombreuses attaques contre cette institution ont eu lieu. En 2016, les étudiant·es de JNU ont été présenté·es comme d’antinationaux séditieux ; le président de l’union syndicale et d’autres personnes dont Umar Khalidont été arrêtés pour des motifs fallacieux3. La communauté étudiante et enseignante est écartée des consultations sur la gouvernance de l’université. L’admission des candidats issus de groupes défavorisés est rendue plus difficile par de nouvelles règles d’admission et une augmentation des frais d’hébergement dans les foyers.
Outre cette dégradation des droits, des attaques de groupes fascistes ont régulièrement lieu : la plus spectaculaire est celle du 5 janvier 2020, quand une centaine de militants d’extrême droite, cagoulés, déboulent sur le campus et font 34 blessé·es4. Le 1er mars 2024, des étudiant·es d’extrême droite ont mené une nouvelle attaque avec des bâtons de bois et des barres de fer contre une réunion des syndicats de gauche. Aux élections syndicales de mars 2024, c’est la joie sur le campus. Le syndicat d’extrême droite ressort grand perdant : il n’a obtenu aucun des quatre postes qui constituent l’union syndicale.
Par Camille Auvray
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1 L’article original est consultable en ligne : « In JNU today, the price for free speech is Rs 20,000 », The Indian Express, 14/12/2023.
2 L’union syndicale est élue chaque année par l’ensemble des étudiant·es. Elle se compose de 4 représentant·es, issu·es de différents syndicats, pouvant aller de l’extrême gauche à l’extrême droite. Les grèves de la faim sont néanmoins menées par les représentant·es gauchistes.
3 Pour en savoir plus sur ce lieu et les révoltes de 2016-2017, lire « Révolte étudiante à New Delhi », sur le site Les blogs du Monde diplomatique , 17/04/2016.
4 Pour plus d’infos sur les attaques et révoltes étudiantes, à JNU et sur d’autres campus, voir le très beau film Toute une nuit sans savoir (2021).
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
Par
Illustré par Jean-Thomas Martelli
Mis en ligne le 26.04.2024
Dans CQFD n°229 (avril 2024)