Stop ou encore ?

Le nucléaire à l’agonie… mais à l’offensive

La moitié des réacteurs français ont passé l’été à l’arrêt mais le gouvernement voit toujours l’atome comme une filière d’avenir. Vanté comme une solution miracle au dérèglement climatique, le nucléaire y est surtout très vulnérable.
Illustration de Clément Buée

Sale temps pour le nucléaire civil français. Plombée par d’indispensables opérations de maintenance et un problème de corrosion sur plusieurs de ses centrales les plus récentes, EDF a dû mettre plus de la moitié de ses 56 réacteurs en pause forcée. Le 25 août, 32 étaient toujours à l’arrêt. La baisse de production a été telle que l’Hexagone, habituellement exportateur, a dû acheter de l’électricité à ses voisins pour subvenir à ses besoins. Sur fond de pénurie de gaz russe, l’hiver s’annonce incertain pour le réseau électrique européen. Y aura-t-il de l’électricité à Noël ?

Figure de proue du secteur, EDF traîne une dette qui dépassera bientôt les 50 milliards d’euros. Et, symbole des errances de la filière, le tout nouveau réacteur pressurisé européen (EPR) de Flamanville (Manche) ne rentrera en production que fin 2023 au mieux – avec onze ans de retard et un surcoût de près 16 milliards d’euros selon la Cour des comptes (19,1 milliards contre 3,3 prévus initialement).

C’est pourtant sur cette filière à l’agonie que le gouvernement parie pour assurer, aux côtés des énergies renouvelables, l’essentiel de la production électrique du siècle à venir. Le 10 février dernier, Emmanuel Macron a annoncé la mise en chantier prochaine de six nouveaux EPR et le lancement des études préparatoires pour huit autres. Un milliard d’euros vont par ailleurs être investis dans le développement d’un nouveau type de réacteurs, moins puissants mais en principe plus aisés à construire et gérer : les petits réacteurs modulaires (SMR).

L’argument du bilan carbone

Pour justifier ce retour en arrière (aucune centrale n’a été mise en service depuis 2002), le président a eu recours à un classique du storytelling atomique français : l’« indépendance énergétique » du pays – alors même que l’uranium qui fait tourner les centrales est intégralement importé. Mais il a surtout vanté le faible bilan carbone du nucléaire.

Au sein même des familles de pensée écologistes et décroissantes, la doctrine pronucléaire se répand peu à peu, sous l’influence notamment de Jean-Marc Jancovici.

Depuis que le dérèglement climatique fait la une des journaux, tout ce que le secteur atomique compte de communicants et de lobbyistes reprend cet argument ad nauseam. Ça a fini par payer : au sein même des familles de pensée écologistes et décroissantes, la doctrine pronucléaire se répand peu à peu, sous l’influence notamment de l’ingénieur Jean-Marc Jancovici. Mêlant un discours convaincant sur l’urgence climatique et les limites de la croissance à un solutionnisme nucléaire aveugle, cette « star du climat » a l’oreille des puissants comme du grand public. Avec ses vidéos qui font un tabac sur internet et sa bande dessinée Le Monde sans fin (Dargaud, 2021) qui s’est déjà vendue à plus de 300 000 exemplaires, Jean-Marc Jancovici a sensibilisé des foules entières au risque d’effondrement qui guette nos sociétés. Or, « prendre conscience de l’urgence climatique, c’est très déstabilisant émotionnellement. Pour amortir le choc, on a besoin d’une solution. Avec le nucléaire, Jancovici en apporte une sur un plateau », analyse Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire.

Aux yeux de cette militante, l’atome est surtout « une fausse solution qui empêche de voir les problèmes en face ». Une option « ni efficace pour les décennies à venir, ni résiliente dans un monde marqué par le réchauffement climatique », mais qui va capter des centaines de milliards d’euros, au détriment des énergies renouvelables et des efforts de sobriété énergétique.

Des centrales déjà touchées par la sécheresse

Parlons efficacité à moyen terme : quand les centrales actuelles auront fini par fermer, les nouvelles seront-elles prêtes ? Au vu du fiasco de Flamanville, il est permis d’en douter. Alors que les deux premiers des six nouveaux EPR annoncés par Emmanuel Macron sont censés être mis en service « à l’horizon 2035 », cette échéance est jugée illusoire… par l’État lui-même. Dans une version de travail d’un rapport gouvernemental dénichée par le média Contexte 1, on apprend que l’administration vise plutôt une mise en service en 2040. En cas de « scénario fortement dégradé », le démarrage serait même repoussé au-delà de 2045...

Le comble, c’est qu’alors que le nucléaire se pose en solution miracle au dérèglement climatique, il y est lui-même extrêmement vulnérable. Ces dernières années, les réacteurs français commencent déjà à souffrir de la sécheresse. En août 2018, les centrales du Bugey (Ain) et de Saint-Alban (Isère) ont dû être partiellement arrêtées afin de préserver la faune et la flore du Rhône : recrachée dans la nature, l’eau réchauffée par le refroidissement des centrales aurait dangereusement augmenté la température du fleuve, déjà impactée par une vague de chaleur. Cette année, c’est dès le mois de mai que le problème s’est posé à la centrale du Blayais (Gironde). Pire : durant l’été, cinq centrales ont été autorisées à rejeter leurs eaux chaudes dans les rivières pour cause de risque de pénurie électrique, en dépit des potentiels dégâts sur la biodiversité aquatique.

Le comble, c’est qu’alors que le nucléaire se pose en solution miracle au dérèglement climatique, il y est lui-même extrêmement vulnérable.

À long terme, ce sont surtout des enjeux de sûreté qui vont se poser. Conséquence du réchauffement global, les paysages vont se modifier durablement (montée des eaux marines, par exemple) et les catastrophes climatiques (séismes, tsunamis, inondations, sécheresses, tempêtes, etc.) risquent de se multiplier au cours des prochaines décennies. Les centrales ont donc des chances de se retrouver confrontées à des situations extrêmes non anticipées au moment de leur conception 2. « Le nucléaire est une industrie dangereuse et complexe, qui nécessite une prévisibilité très forte », pointe Charlotte Mijeon, du réseau Sortir du nucléaire. Or, le réchauffement climatique, c’est l’inconnu…

Et les déchets ?

Reste la sempiternelle question des déchets, que Jean-Marc Jancovici balaye d’un revers de la main, arguant sur le site d’Orano (ex-Areva) qu’ils « n’ont jamais fait un seul mort ». Les plus dangereux de ces déchets resteront tout de même radioactifs pendant près d’un million d’années…

Sur ce front-là aussi, l’État avance. Début juillet, la future poubelle nucléaire de Bure (Meuse) a été déclarée d’utilité publique. Une étape importante : si le recours que les opposants au projet s’apprêtent à déposer n’aboutit pas, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) pourra recourir à l’expropriation pour récupérer le foncier qui lui manque encore. « Rien ne doit arrêter la relance du nucléaire en France », grimace Charlotte Mijeon, qui dénonce entre autres un projet « pas mûr » technologiquement. Sur place, la résistance continue de s’organiser.

Clair Rivière
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1 commentaire
  • 16 septembre 2022, 20:17, par L’Amant de Ragore

    Bonjour, Merci pour la qualité, et la concision, de votre article. J’en profite pour vous envoyer le lien vers cet ouvrage, qui est très factuel (et agréable à lire en dépit de l’austérité du sujet...) au cas où vous n’auriez pas eu l’occasion d’en connaître l’existence : https://www.lesnuitsrouges.com/prod... Chaque centime qui va au delà du remboursement des coûts de l’édition vont directement à l’escarcelle de soutien aux actions menées à Bure.

Cet article a été publié dans

CQFD n°212 (septembre 2022)

Dans ce numéro de rentrée, un dossier les néo-ruraux et le militantisme à la campagne. Mais aussi : une analyse de la flippante offensive des lobbies du nucléaire, des morts de violences policières, un reportage dans l’ouest de l’Espagne où des habitants luttent contre un projet de mine de lithium...

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